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Le flic me lorgna, dubitatif. « Puis-je voir vos papiers ? » Je lui donnai mon passeport algérien ; il est périmé mais c’est le seul document qui porte ma photo. Il entra mon nom dans son ordinateur et, quelques instants plus tard, ma biographie complète se mit à défiler sur son écran. Il dut estimer que j’étais un honnête citoyen car il me restitua mon passeport, me dévisagea un moment puis dit enfin : « Vous vous fréquentez depuis un bout de temps, le lieutenant Okking et vous.

— C’est une longue histoire, effectivement.

— Il sera là d’ici dix minutes. Vous pouvez l’attendre à l’intérieur. »

Je le remerciai et pénétrai dans le bureau d’Okking. C’était vrai, j’avais effectivement passé pas mal de temps ici. Le lieutenant et moi, nous formions une curieuse alliance, vu que nous travaillions des deux côtés opposés de la barrière légale. Je m’installai sur la chaise à côté du bureau d’Okking et attendis. Dix minutes s’écoulèrent et je commençai à m’impatienter. Je me mis à examiner les papiers entassés en lourdes piles, essayant de les lire à l’envers ou de biais. Son casier expédition était à moitié rempli d’enveloppes mais il y avait encore plus de boulot entassé dans la corbeille réception. Okking méritait bien le maigre traitement que lui allouait le service. Je remarquai une grosse enveloppe en kraft adressée à un grossiste en armes légères des États fédérés de la Nouvelle-Angleterre, en Amérique ; une autre, rédigée à la main, à quelque médecin en ville ; une autre encore, soigneusement adressée à une firme du nom d’Universal Export, sise près du bord de mer – je me demandai si c’était une des entreprises dont s’occupait Hassan, à moins que ce ne fût l’une de celles appartenant à Seipolt ; et enfin, un gros paquet à expédier à un fabriquant d’articles de bureau du protectorat de Brabant.

J’avais quasiment tout examiné dans le bureau d’Okking quand, une heure plus tard, l’occupant des lieux apparut enfin. « J’espère ne pas vous avoir trop fait attendre, lança-t-il distraitement. Qu’est-ce que vous voulez, encore ?

— Ravi de vous voir, lieutenant. Je sors juste d’un entretien avec Friedlander bey. »

Voilà qui retint son attention. « Oh… alors maintenant, on fait le coursier pour les nègres du désert avec des illusions de grandeur. Rappelez-moi : c’est une promotion ou une déchéance pour vous, Audran ? Je suppose que ce vieux charmeur de serpents vous aura confié un message ? »

J’acquiesçai. « Au sujet de ces assassinats. »

Okking s’installa derrière le bureau et me contempla, l’air innocent : « Quels assassinats ?

— Les deux au pistolet antique, les deux à l’arme blanche. Vous n’avez sûrement pas oublié. Ou bien étiez-vous encore trop occupé à coincer les piétons indisciplinés ? »

Il me lança un sale regard en faisant courir un doigt sur une mâchoire épaisse qui aurait eu besoin d’un bon coup de rasoir. « Je n’ai pas oublié, me répond-il sèchement. Pourquoi le bey croit-il que ça le concerne ?

— Sur les quatre victimes, trois lui rendaient service à l’occasion, au temps où elles avaient un peu plus de ressort. Il doit simplement vouloir s’assurer qu’aucun de ses autres employés ne subira le même traitement. De ce côté-là, Papa a énormément de sens civique. Je ne crois pas que vous sachiez apprécier ce trait à sa juste mesure. »

Okking renifla. « Ouais, vous avez raison. J’ai toujours pensé que ces deux sexchangistes travaillaient pour lui. Z’avaient toujours un air à vouloir planquer des potirons sous leur corsage.

— Papa pense que ces meurtres le visent. »

Okking haussa les épaules. « Si c’est le cas, ces tueurs visent plutôt mal. Jusqu’à présent, ils ne l’ont même pas égratigné.

— Il ne voit pas les choses ainsi. Les filles qui travaillent pour lui sont ses yeux, les hommes, ses doigts. Il le dit lui-même, à sa manière chaleureuse et fleurie.

— Et Abdoulaye, alors, c’était quoi, son trou du cul ? »

Je savais très bien que Okking et moi pouvions continuer de la sorte toute la nuit. Je l’informai brièvement de la proposition inhabituelle que m’avait demandé de transmettre Friedlander bey. Comme prévu, le lieutenant Okking y ajoutait peu de foi. « Vous savez, Audran, dit-il d’un ton cassant, les groupes chargés du respect de la loi se préoccupent tout spécialement de leur image auprès du public. On se fait déjà bien suffisamment assaisonner par les médias sans éprouver le besoin de se mettre en avant et de baiser le cul d’un type comme Friedlander bey sous prétexte qu’on serait incapable de régler cette affaire de meurtres sans son aide. »

J’agitai les mains en l’air pour aplanir tout malentendu entre nous. « Non, non, non, ce n’est pas ça du tout. Vous vous méprenez ; vous vous méprenez sur les motifs de Papa. Personne ne dit que vous ne sauriez pas épingler ces assassins sans aide. Ces types ne sont pas plus malins ou dangereux que les pauvres cloches à cervelle d’oiseau que vous coffrez tous les jours. Friedlander bey suggère simplement que, ses intérêts personnels étant directement mis en cause, un travail en collaboration pourrait épargner à tout le monde du temps et des efforts, en même temps qu’épargner des vies. Cela n’en vaudrait-il pas la peine, lieutenant, si seulement nous pouvions empêcher l’un de vos flics en uniforme d’intercepter une balle à son corps défendant ?

— Ou l’une des putes du bey d’adopter un couteau de boucher ? Ouais, bon, écoutez, j’ai déjà reçu un coup de fil de Papa, sans doute pendant que vous étiez en route pour venir ici. J’ai déjà eu droit à la chanson et je lui ai donné mon accord jusqu’à un certain point. Un certain point, Audran. Je n’aime pas beaucoup vous voir, lui ou vous, essayer de faire le boulot de la police à sa place, me dire comment procéder dans mon enquête, vous immiscer d’une manière quelconque. Compris ? »

J’acquiesçai. Je connaissais le lieutenant Okking comme je connaissais Friedlander bey et peu importait ce que Okking disait ne pas vouloir faire ; Papa aurait de toute manière le mot de la fin.

« Pour l’heure, nous nous sommes entendus ainsi, poursuivait le lieutenant. Tout ceci est contre nature, comme de voir des rats et des souris aller prier à l’église pour la guérison d’un chat. Quand nous en aurons terminé, quand nous tiendrons ces deux tueurs, ne vous attendez pas à une prolongation de la lune de miel. Ce sera : retour aux paralysants, aux matraques et à la même traque de chaque côté. »

Je haussai les épaules. « Les affaires sont les affaires…

— J’en ai vraiment marre d’entendre ça… Et maintenant, hors de ma vue. »

Je sortis et descendis au rez-de-chaussée par l’ascenseur. La soirée était agréable et fraîche, un fin croissant de lune jouait à cache-cache derrière des nuages aux reflets métalliques. Je regagnai à pied le Boudayin, pensif. Dans trois jours d’ici, j’allais avoir le cerveau câblé. J’avais jusqu’à présent évité d’y songer depuis que j’avais quitté Friedlander bey ; maintenant, j’avais tout mon temps pour y réfléchir. Je ne ressentais aucune excitation, aucune impatience, rien que de la terreur. Je sentais, quelque part, que Marîd Audran allait cesser d’exister, que quelqu’un de nouveau s’éveillerait de l’opération, et que je serais à jamais incapable de toucher du doigt la différence ; cela me tracasserait jusqu’au bout, comme un fragment de popcom définitivement coincé entre deux dents. Tous les autres remarqueraient le changement mais pas moi, parce que je serais à l’intérieur.

Je me rendis directement chez Frenchy. Quand j’y entrai, Yasmin était en train de travailler un jeune type mince vêtu d’un pantalon bouffant blanc muni de passants aux chevilles, et d’une veste de chasse poivre et sel vieille d’au moins une cinquantaine d’années. Il avait dû acheter sa garde-robe dans l’arrière-boutique d’un antiquaire quelconque pour un kiam et demi ; ça sentait le moisi, comme un édredon d’arrière-grand-mère trop longtemps oublié au grenier.