« Et pas besoin de me servir de l’effendi, ajouta-t-il, menaçant. C’est une flatterie de Turc et ceux-là, je peux encore moins les encadrer. Tu ne m’as pas l’air turc, d’ailleurs, à voir ta tête. » Sa bouche un rien cruelle m’adressa un rictus un rien vicieux puis il me passa devant, comme si je n’étais nullement une menace pour lui ou son portefeuille. De ce côté-là, il avait parfaitement raison. Je venais d’avoir ma seconde confrontation avec l’homme qui se faisait passer pour James Bond. Pour l’instant, nous en étions à un partout ; je n’étais pas du tout pressé de jouer la belle. Il semblait avoir appris pas mal de choses depuis notre dernière rencontre, ou bien, pour quelque raison, il s’était volontairement laissé vider de chez Chiri. Je savais en tout cas que, cette fois-ci, il m’avait nettement surclassé.
Tout en regagnant lentement et douloureusement le Palmier d’argent, je parvins à une importante décision : j’allais informer Papa que je ne comptais pas l’aider. Ce n’était pas simplement une question de peur d’avoir le cerveau câblé ; merde, même garni comme la table du Prophète, il ne me permettrait toujours pas de rivaliser avec ces tueurs. Je n’étais même pas foutu de suivre James Bond jusqu’au premier coin de rue de mon quartier sans me faire botter le cul. Et je ne doutais pas un seul instant qu’il aurait pu m’arranger encore plus s’il l’avait voulu. Il m’avait pris pour un simple détrousseur, le banal voleur arabe, et il m’avait traité comme il traitait n’importe quel banal voleur arabe. Ça devait lui arriver tous les jours.
Non, rien ne pourrait me faire changer d’avis. Je n’avais pas besoin de trois jours de réflexion – Papa pouvait toujours aller se faire voir, avec son plan mirifique.
Je regagnai le Palmier d’argent et descendis mon verre en deux grandes goulées. Malgré les protestations de Mahmoud et de Jacques, je leur annonçai qu’il fallait que j’y aille. J’embrassai Heidi sur la joue et lui soufflai à l’oreille une suggestion licencieuse – toujours la même ; et elle me répondit avec le même refus amusé. Je retournai, songeur, chez Frenchy expliquer à Yasmin que je n’allais pas être un héros, que je n’allais pas servir des principes plus élevés que les rois ou les princes et tout le reste de ces balivernes. Je la décevrais et elle ne se laisserait sans doute pas sauter de toute une semaine ; mais enfin, c’était toujours mieux que de me faire trancher la gorge et d’avoir mes cendres dispersées sur le champ d’épandage…
J’aurais un tas d’explications à fournir à tout le monde. Un tas d’excuses aussi. J’aurais tout le monde au cul, de Selima à Chiri en passant par le sergent Hadjar et Friedlander bey en personne, mais ma décision était prise. J’étais un homme libre et je n’avais pas l’intention qu’on me force à accepter un destin terrifiant, si hautement moral et inspiré par le bien public qu’on me le fît paraître. Le verre bu au Palmier d’argent, les deux autres chez Frenchy, mes deux triamphés, les quatre soleils et les huit Paxium partageaient entièrement mon avis. Je n’avais pas encore regagné le bar de Frenchy que la nuit était devenue tiède, sûre, entièrement de mon côté, et tous ceux qui me pressaient d’aller me faire câbler la cervelle se retrouvaient enfouis au fond d’un puits obscur dans lequel je me promettais bien de ne plus jamais fourrer le nez. Ils pouvaient bien tous aller se faire foutre, j’en avais rien à cirer. J’avais ma vie à mener.
11.
Vendredi fut une journée de repos et de récupération. J’avais eu le corps frappé et tabassé par un certain nombre de personnes ces derniers temps, les unes, d’anciens amis et relations, d’autres que j’escomptais bien me coincer dans une allée sombre un de ces quatre. Un des meilleurs trucs du Boudayin, c’est justement son fort pourcentage d’allées sombres. Mises là à dessein, je suppose. Quelque part dans les saintes écritures de quelqu’un, il est dit : « Et l’on veillera à édifier des allées sombres où les moqueurs et les infidèles auront à leur tour le crâne fendu tout comme leurs grosses lèvres éclatées ; et même ceci sera agréable aux yeux du Ciel. » Je n’aurais su dire au juste d’où provenait ce verset. Je l’avais peut-être rêvé au petit matin de ce vendredi.
Ç’avait été d’abord les Sœurs Veuves noires ; puis divers sbires de Lutz Seipolt, Friedlander bey et du lieutenant Okking m’avaient fait des misères, tout comme ensuite leurs maîtres respectifs avec leur sourire torve ; et enfin, pas plus tard que la veille au soir, je m’étais fait étriller par ce cinglé de James Bond. Ma boîte à pilules était entièrement vide : plus rien qu’une poudre couleur pastel au fond, à lécher au bout des doigts avec l’espoir de récupérer un milligramme d’aide. Les opiacés avaient été les premiers à partir ; ma réserve de soléine, achetée à Chiriga puis au sergent Hadjar, avait été descendue en rapide succession, chacun de mes mouvements amenant de nouveaux spasmes de douleur. Une fois les soleils épuisés, j’avais essayé le Paxium, les petites pilules couleur lavande que certains tenaient pour le don ultime de l’univers de la chimie organique, la Réponse à Tous les Petits Malheurs de l’Existence, mais qui, pour ma part, et tout bien considéré, ne valent pas leur poids en crottin de chameau. Je les avais malgré tout avalées en les faisant passer avec les vingt centilitres de Jack Daniel’s que Yasmin avait rapportés du boulot. Bon, d’accord, restaient encore les triangles bleus. Je ne savais pas vraiment quelle serait leur efficacité contre la douleur mais j’étais tout à fait prêt à jouer les cobayes volontaires. Pour le Progrès de la Science. Je descendis donc les trois triamphés et, certes, l’effet devait se révéler fascinant d’un strict point de vue pharmacologique : en l’espace d’une demi-heure, je me mis à porter un prodigieux intérêt à mon pouls. J’évaluai son rythme à quelque chose comme quatre cent vingt-deux pulsations par minute mais je n’arrêtais pas d’être distrait par des lézards fantômes qui rampaient à la lisière de mon champ visuel. Je suis quasiment certain que mon cœur ne devait pas battre si fort.
Les drogues sont nos amies, traitons-les avec respect. On ne flanque pas ses amis à la poubelle. On ne tire pas la chasse sur ses amis. Si c’est ainsi que vous traitez vos drogues ou vos amis, vous n’êtes pas digne d’en avoir. Passez-les-moi. Les drogues sont des choses merveilleuses. Je n’écouterai personne qui voudra m’y faire renoncer. J’aimerais mieux renoncer au boire et au manger – en fait, ça m’est arrivé à l’occasion.
L’effet de toutes ces pilules était de me faire divaguer l’esprit. À vrai dire, tout signe d’activité de ce côté-là était plutôt réconfortant. La vie était en train d’acquérir une densité sordide, puissante, réellement pénétrante et, pour tout dire, envahissante, qui ne me plaisait pas du tout.
Et pour couronner le tout, je me souvins que Saïed le demi-Hadj m’avait refilé deux capsules de RPM. La même saloperie que Bill le taxi s’injectait dans le sang en permanence, en permanence, au prix de son âme immortelle. Fallait que je me souvienne de ne plus monter dans sa tire. Seigneur Jésus, ce truc devenait franchement terrifiant et le pire dans tout ça, c’était que j’avais payé pour avoir le privilège de me sentir à ce point décalqué. Il y a des fois, je suis dégoûté par ce que je fais et je prends la ferme résolution de me purger. J’en fis la promesse, sitôt que ce RPM cesserait de faire effet, s’il cessait jamais…