Je lâchai la main de Yasmin et m’agenouillai près de Nikki. Elle était recouverte de sang, dans son sac-poubelle vert foncé, sur les pavés moussus de la chaussée. « Yasmin, chérie, dis-je en fixant son visage décomposé. T’as plus besoin de voir ça. Si t’appelais Okking, et qu’ensuite tu rentrais à la maison ? Je te rejoindrai dans un petit moment. »
Elle fit un vague geste indéfini. « Je vais appeler Okking, dit-elle d’une voix atone. Mais faut que je retourne au boulot.
— Frenchy peut aller se faire foutre. Ce soir, je veux que tu rentres à la maison. Écoute, chérie, j’ai besoin que tu sois là.
— Bon, d’accord », fit-elle en souriant à travers ses larmes. Notre relation n’avait pas été brisée, en fin de compte. Avec un minimum d’attention, elle pourrait même en ressortir comme neuve, voire confortée. C’était un soulagement de sentir renaître l’espoir.
« Comment savais-tu qu’elle était ici ? demandai-je, perplexe.
— Blanca l’a trouvée. Sa porte de derrière est là-bas, au bout, et elle passe par ici quand elle part au boulot. » Elle indiqua, un peu plus haut dans le passage, une porte à la peinture grise écaillée, encastrée dans le mur de brique aveugle.
J’acquiesçai et la regardai regagner la Rue à pas lents. Puis elle se retourna pour contempler le corps mutilé de Nikki. Ç’avait été l’œuvre de l’égorgeur : je voyais les ecchymoses aux poignets et au cou de Nikki, les marques de brûlure, et toute une série de petites entailles et de blessures. Le tueur avait consacré plus de temps et de savoir-faire à achever Nikki qu’il n’en avait passé avec Tami ou Abdoulaye. J’étais certain que le médecin légiste trouverait également des traces de viol.
Ses vêtements et son sac avaient été jetés avec elle. Je fouillai les habits mais sans rien trouver. Je voulus prendre le sac mais il me fallut lui lever la tête. On l’avait sauvagement matraquée, au point de réduire le crâne, les cheveux, le sang et la cervelle en une bouillie répugnante. On lui avait tranché la gorge avec une telle brutalité qu’elle était presque décapitée. Jamais de ma vie je n’avais vu pareille sauvagerie, perverse, impie, profanatrice. Je dégageai un espace libre au milieu des ordures répandues pour étendre précautionneusement le corps de Nikki sur les pavés brisés. Puis je m’éloignai de quelques pas, m’agenouillai et vomis. Je fus secoué de hoquets et de haut-le-cœur jusqu’à en avoir des crampes d’estomac. Quand la nausée fut passée, je me contraignis à retourner fouiller son sac. J’y découvris deux objets curieux et remarquables : la reproduction en cuivre d’un antique scarabée égyptien, que j’avais déjà remarquée dans la maison de Seipolt ; et un mamie d’aspect grossier, presque bidouillé de manière artisanale. Je glissai les deux objets dans mon sac de sport, choisis le sac-poubelle le moins entouré de détritus puants, et m’installai dessus le plus confortablement possible. J’adressai une prière à Allah pour lui recommander l’âme de Nikki ; et puis j’attendis.
« Enfin », dis-je tranquillement en contemplant les lieux sordides où le corps de Nikki avait été abandonné. « Je suppose que demain matin je vais aller me faire câbler le cerveau. » Très bien, Mektoub : c’était écrit.
12.
Les musulmans sont, par nature, très superstitieux. Nos compagnons de route à travers l’étonnante Création d’Allah comprennent toutes sortes de djinns, d’afrits, de monstres, de bons et de mauvais anges. Puis il y a des légions de sorciers armés de dangereux pouvoirs, le mauvais œil étant le plus fréquemment répandu. Tout cela ne rend pas la culture musulmane plus irrationnelle qu’une autre ; tous les autres groupes sociaux possèdent leur catalogue propre de choses invisibles, inamicales, prêtes à fondre sur l’insouciant. En règle générale, il y a bien plus d’ennemis dans le monde spirituel qu’il n’y a de protecteurs, même s’il est censé exister d’innombrables armées d’anges et consorts. Peut-être qu’ils sont tous partis en permission depuis que Shaïtan s’est fait chasser du paradis, je ne sais pas.
Toujours est-il que l’une des pratiques superstitieuses à laquelle tiennent certains musulmans, en particulier les tribus nomades et les fellahîn incultes du Maghrib – comme ma mère et les siens –, est de baptiser un nouveau-né du nom de quelque maladie ou autre déficience afin de lui éviter qu’un esprit ou un sorcier quelconque ne lui prête par trop attention. Je me suis laissé dire que la chose est pratiquée dans le monde entier par des gens qui n’ont jamais entendu parler du Prophète, que la paix soit sur Son nom. Je m’appelle Marîd, ce qui veut dire « maladie » et l’on m’a donné ce nom dans l’espoir que me soit épargné un maximum d’affections au cours de mon existence. Le charme semble avoir eu un certain effet positif. Je me suis fait retirer l’appendice après son éclatement, il y a quelques années, mais c’est une opération courante, de routine, et c’est le seul problème médical sérieux que j’aie jamais eu. Je suppose que c’est dû à l’amélioration des traitements disponibles en cette époque de prodiges mais enfin, qui peut le dire ? Loué soit Allah, et tout ça.
Donc, je n’avais pas une grande expérience des hôpitaux. Quand les voix m’éveillèrent, il me fallut un bon bout de temps pour savoir où j’étais, et plus encore pour me rappeler ce que je venais y foutre. J’ouvris les paupières ; je n’y voyais rien, hormis un vague brouillard. Je les clignai encore et encore mais c’était comme si quelqu’un avait cherché à me les coller avec un mélange de sable et de miel. Je voulus lever la main pour me frotter les yeux mais mon bras était trop faible ; il refusa de parcourir la distance négligeable de ma poitrine à mon visage. Je plissai encore les paupières, louchai. Finalement, je parvins à distinguer deux infirmiers qui se tenaient près du pied de mon lit. L’un était jeune, barbe noire et voix claire. Il tenait un graphique et mettait au courant son collègue. « M. Audran ne devrait pas vous poser trop de problèmes », lui disait-il.
Le second homme était bien plus âgé, cheveux gris et voix rauque. Il hocha la tête et demanda : « Médication ? »
Son cadet fronça les sourcils. « C’est assez inhabituel. Il peut avoir à peu près tout ce qu’il désire, avec l’approbation de ses médecins. À ce que j’ai cru comprendre, il lui suffit de demander pour l’avoir. Autant et aussi souvent qu’il le veut. » L’homme aux cheveux gris laissa échapper un soupir indigné. « Qu’est-ce qu’il a fait, il a gagné un concours, ou quoi ? Un safari-drogues tous frais payés dans l’hôpital de son choix ?
— Moins fort, Ali. Il ne bouge pas mais il se peut qu’il t’entende. Je ne sais pas qui c’est mais, depuis le début, l’hôpital le traite comme s’il était quelque dignitaire étranger ou je ne sais quoi. Ce qu’on a pu dépenser pour lui épargner la moindre parcelle d’inconfort aurait pu soulager la douleur d’une douzaine de malheureux à l’hospice. »
Naturellement, je me fis l’effet d’un vil porc puant. Je veux dire, j’ai des sentiments, moi aussi. Je n’avais pas demandé un tel traitement – je n’avais pas souvenance de l’avoir demandé, en tout cas – et je résolus d’y mettre un terme sitôt que possible. Enfin, sinon un terme, du moins un certain allègement. Je n’avais pas envie d’être traité comme un cheikh féodal.