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L’infirmier le plus jeune poursuivit, consultant son tableau : « M. Audran a été admis pour une intervention intracrâniale de convenance. Implantation de circuits élaborés, quelque chose de très expérimental, crois-je savoir. C’est pourquoi on l’a maintenu alité si longtemps. Il pourrait y avoir des effets secondaires imprévus. » Voilà qui me mit un rien mal à l’aise. Quels effets secondaires ? Personne ne m’avait parlé de ça. Avant.

« Je jetterai un œil à son dossier, ce soir, dit l’homme grisonnant.

— Il dort les trois quarts du temps : il ne devrait pas trop vous déranger. Allah le Miséricordieux soit loué, entre l’ampoule d’étorphine et les injections, il devrait en avoir encore pour dix ou quinze ans à roupiller…» Évidemment, il sous-estimait la merveilleuse efficacité de mon foie et de mon système enzymatique. Tout le monde croit toujours que j’exagère à ce sujet.

Ils s’apprêtaient à quitter la chambre. Le plus âgé des deux ouvrit la porte et sortit. Je voulus parler ; pas un son ne sortit, comme si je n’avais pas fait usage de ma voix depuis des mois. Nouvelle tentative. Qui se traduisit par un croassement assourdi. J’avalai un peu de salive et murmurai : « Infirmier…»

Le barbu posa mon dossier sur la console près de mon lit et se tourna vers moi, l’expression indéchiffrable. « Je suis à vous tout de suite, monsieur Audran », me dit-il d’une voix glacée. Puis il sortit en refermant la porte derrière lui.

La chambre était propre, lisse, et presque entièrement dépourvue de décoration, mais elle était également confortable. Bien plus que les salles de l’hospice où l’on m’avait traité après mon éclatement de l’appendice. Ç’avait été un épisode désagréable ; le seul point positif étant qu’on m’avait sauvé la vie, Allah en soit remercié, et que j’avais découvert la soléine, Allah soit loué une fois encore. L’hospice n’était pas entièrement philanthropique – je veux dire que les fellahîn qui ne pouvaient pas se payer des médecins privés recevaient certes des soins gratuits, mais la motivation principale de l’établissement était d’offrir la gamme la plus large de problèmes inhabituels aux internes, externes et élèves-infirmiers sur lesquels ils pouvaient s’exercer. Quiconque vous auscultait, procédait à tel ou tel type d’examen, pratiquait tel ou tel acte chirurgical mineur à votre chevet, n’avait qu’une modeste pratique de son métier. Ces gens étaient honnêtes et sincères, mais sans expérience aucune : ils pouvaient faire d’une simple prise de sang un supplice et transformer une procédure un peu plus douloureuse en torture infernale. Il n’en allait pas de même dans cette chambre individuelle. Je jouissais du confort, de toutes mes aises et j’étais libéré de la douleur. J’avais la paix, le repos et je bénéficiais de soins compétents. Friedlander bey me donnait tout cela, mais il faudrait que je le rembourse. Il y veillerait.

Je suppose que j’avais dû somnoler un petit moment car, lorsque la porte se rouvrit, je m’éveillai en sursaut. Je m’attendais à voir l’infirmier mais c’était un jeune homme en blouse verte de chirurgien. Il avait la peau mate et bronzée, des yeux bruns éclatants et l’une des plus grosses moustaches noires que j’aie jamais vues. Je l’imaginai essayant de la contenir sous son masque chirurgical et cela me fit sourire. Mon docteur était un Turc. J’avais un peu de mal à comprendre son arabe. Et réciproquement.

« Comment allons-nous aujourd’hui ? » dit-il sans me regarder. Il survola les notes de l’infirmier puis se tourna vers le terminal de données près de mon lit. Il pressa quelques touches et l’affichage se modifia sur l’écran de l’appareil. Il n’émit pas un son, ni clapement soucieux ni murmure encourageant. Il se contentait de fixer les chiffres qui défilaient en se tortillant le bout des moustaches. Finalement, il se tourna vers moi pour me demander : « Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

— Bien », répondis-je sans me mouiller. Quand j’ai affaire aux médecins, je m’imagine toujours qu’ils sont à l’affût de quelque information spécifique ; mais jamais ils ne viendront vous demander directement ce qu’ils veulent savoir parce qu’ils ont trop peur que vous ne déformiez la vérité et ne leur serviez ce que vous pensez qu’ils veulent entendre : alors, ils prennent cette voie détournée, comme si vous n’alliez pas, quand même, tenter de deviner leurs intentions, essayer, quand même, de déformer la vérité.

« Vous souffrez ?

— Un peu. » C’était un mensonge : j’étais plombé jusqu’aux cheveux – enfin, mes ex-cheveux. Ne dites jamais à un toubib que vous ne souffrez pas, ça pourrait l’inciter à diminuer votre dose d’antalgiques.

« Dormez bien ?

— Oui.

— Mangé quelque chose ? »

Je réfléchis quelques instants. J’avais une faim de loup, malgré le goutte-à-goutte qui me perfusait sa solution glucosée sur le dessus de la main. « Non, répondis-je.

— Nous pourrions commencer à vous mettre au bouillon clair dans la matinée. V’ vous êtes déjà levé ?

— Non.

— Bien. Restez encore quarante-huit heures au lit. Des vertiges ? Engourdissements des extrémités ? Nausée ? Sensations inhabituelles, éblouissements, entendu des voix, impression de membres fantômes, ou phénomènes de cet ordre ? »

Des membres fantômes ? Non. Même si c’était vrai, jamais je ne lui aurais avoué une chose pareille.

« Votre état progresse de manière très favorable, monsieur Audran. Tout à fait selon les prévisions.

— Allah en soit remercié. Depuis combien de temps suis-je ici ? »

Le toubib me jeta un regard puis revint à mon dossier. « Un peu plus de deux semaines.

— Quand m’a-t-on opéré ?

— Il y a quinze jours. Vous aviez été admis deux jours auparavant.

— Hmmouais. » Il restait donc moins d’une semaine de ramadân. Je me demandai ce qui s’était passé en ville durant mon absence. J’espérais bien qu’un minimum de mes amis et associés étaient encore en vie. Si l’un ou l’autre avait été touché – tué, en fait –, ce serait à Papa d’en porter l’entière responsabilité. Même si cela revenait en fait à le reprocher à Dieu, question efficacité pratique. Allez donc trouver un magistrat pour les poursuivre l’un ou l’autre…

« Dites-moi, monsieur Audran, quelle est la dernière chose dont vous ayez souvenance ? »

Là, c’était une colle. Je réfléchis un petit moment ; impression de plonger dans un banc de nuées sombres et orageuses : le néant, hormis, tout au bout, la nette certitude de quelque funeste pressentiment. Une vague impression de voix décidées, le souvenir de mains me retournant sur le lit, et des éclairs de douleur fulgurante. Je me souvenais de quelqu’un disant : « Tire pas là-dessus » mais sans savoir qui l’avait dit ou ce que cela signifiait. Je cherchai plus avant et m’aperçus que j’étais incapable de me souvenir de mon entrée en salle d’opérations ou même de mon départ de l’appartement et de mon admission à l’hôpital. La dernière chose dont j’avais le clair souvenir, c’était…

Nikki. « Mon amie…», dis-je, la bouche soudain sèche et la gorge serrée.

« Celle qui a été assassinée, dit le toubib.

— Oui.

— Cela remonte à près de trois semaines. Vous ne vous souvenez de rien, depuis ?

— Non. Rien.

— Alors, vous ne vous souvenez pas de m’avoir vu avant aujourd’hui ? De nos conversations ? »