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— Va tranquille », dis-je calmement. Je laissai reposer ma tête sur l’oreiller et cherchai à retrouver mon rêve. Il s’était enfui depuis longtemps.

« Allah yisallimak », murmura Hassan, avant de disparaître à son tour.

Toute la paix des derniers jours s’était envolée et cela s’était produit avec une soudaineté déconcertante. Je me retrouvai envahi par un sentiment de dégoût de soi. Je me souvins d’une fois, il y avait quelques années de cela, où j’avais couru une fille qui bossait parfois à La Lanterne rouge, d’autres fois au Big Al’s Old Chicago. Je m’étais frayé un passage dans sa conscience en me montrant drôle, vif et, je suppose, méprisable. J’étais finalement parvenu à la sortir et l’inviter à dîner – je ne me rappelle plus où – puis à la ramener chez moi. Nous étions au lit cinq minutes après que j’eus verrouillé la porte d’entrée, nous avons baisé pendant peut-être dix minutes, un quart d’heure, et tout fut terminé. Allongé sur le lit, je l’ai contemplée : elle avait les dents mal plantées, les os saillants et elle sentait comme si elle se trimballait avec de l’huile de sésame en aérosol. « Mon Dieu, me dis-je alors. Mais qui c’est, cette nana ? Et comment vais-je faire pour m’en débarrasser, à présent ? » Après l’amour, tous les animaux sont tristes ; après n’importe quelle forme de plaisir, à vrai dire. Nous ne sommes pas faits pour le plaisir. Nous sommes faits pour la souffrance, pour voir les choses trop lucidement, ce qui est bien souvent une terrible souffrance en soi. Je me suis méprisé, alors, comme je me méprisais en cet instant.

Le Dr Yeniknani frappa doucement à la porte puis entra. Il jeta un bref coup d’œil au relevé quotidien laissé par l’infirmier de garde.

« Est-ce que je sors ? » lui demandai-je.

Il tourna vers moi ses yeux noirs et brillants. « Hmmm ? Ah ! oui ! Votre bulletin de sortie est déjà signé. Il va falloir vous trouver quelqu’un pour venir vous prendre. C’est le règlement de l’hôpital. Sinon, vous pouvez partir quand vous le voulez.

— Dieu merci », dis-je, et je le pensais. J’en fus le premier surpris.

« Loué soit Allah », dit le docteur. Il avisa la boîte en plastique remplie de papies, à mon chevet, et me demanda si je les avais tous essayés.

Je lui répondis que oui. C’était un mensonge. J’en avais essayé quelques-uns, sous la surveillance d’un thérapeute ; les extensions de données avaient constitué une sacrée déception, je ne sais pas à quoi je m’étais attendu. Quand je m’embrochais un papie, ses informations étaient là, présentes à mon esprit, comme si elles y avaient été toute ma vie. C’était pareil que veiller toute la nuit pour bachoter un examen, sans avoir à perdre le sommeil et sans le risque d’oublier quoi que ce soit. Puis dès que je déconnectais la puce, tout s’évanouissait de ma mémoire. Bref, rien de bien renversant. À vrai dire, j’avais surtout hâte d’essayer certains des papies que Laïla avait dans sa boutique. Ils seraient peut-être bien pratiques, de temps en temps.

Non, c’étaient les mamies qui me faisaient peur. Les modules d’aptitude mimétiques enfichables. Ceux qui vous procuraient une personnalité entièrement nouvelle, vous planquant dans une petite boîte à l’intérieur de votre tête, pendant qu’un inconnu prenait les commandes de votre corps et de votre esprit. Ceux-là, ils me flanquaient encore une putain de trouille.

« Eh bien, dans ce cas…», dit le Dr Yeniknani. Il ne me souhaita pas bonne chance, parce que tout était entre les mains d’Allah, Qui savait de toute manière quelle serait l’issue, de sorte que la chance n’avait guère à y voir. J’avais graduellement appris que mon toubib était un apprenti saint, un derviche turc. « Que Dieu apporte une heureuse conclusion à votre entreprise », me dit-il. Bien parlé, me dis-je. J’avais fini par bien l’aimer.

« Inchallah », répondis-je. Nous nous serrâmes la main et il sortit. J’ouvris la penderie, sortis mes vêtements de ville, les étalai sur le lit – il y avait une chemise, mes bottes, des chaussettes et des sous-vêtements, plus une paire de jeans que je n’avais pas souvenance d’avoir achetée. Je me vêtis rapidement et prononçai le code de Yasmin dans le micro du téléphone. Ça sonna dans le vide. Je prononçai le mien, pensant qu’elle pouvait être chez moi ; pas de réponse là non plus. Peut-être était-elle au turbin, bien qu’il ne fût que deux heures. J’appelai chez Frenchy mais personne encore ne l’y avait vue. Je ne perdis pas mon temps à laisser un message. J’appelai plutôt un taxi.

Règlement de l’hôpital ou pas, personne ne me fit de tracasseries parce que je quittais les lieux sans être accompagné. On me conduisit jusqu’en bas et je pris mon taxi, un sac d’articles de toilette dans une main, ma boîte de papies dans l’autre. Le trajet jusqu’à mon appartement se déroula pour moi dans une sensation de vide, d’hébétude dépourvue de la moindre émotion.

Je déverrouillai ma porte et entrai. J’imaginais que ce serait le vrai bordel. Yasmin était sans doute restée coucher plusieurs fois pendant mon séjour et elle n’était pas spécialement ordonnée. Je m’attendais donc à découvrir ses vêtements en petits monticules sur tout le plancher, des monceaux d’assiettes sales dans l’évier, des restes de repas, des pots ouverts et des boîtes vides tout autour de la cuisinière et de la table ; mais la pièce était aussi propre que lorsque je l’avais quittée. Plus propre, même ; jamais je n’avais fait un tel ménage, passé le balai, dépoussiéré, fait les carreaux. Ça me rendit méfiant : quelque habile crocheteur de serrures maniaque du rangement s’était immiscé chez moi. Puis j’avisai trois enveloppes près du matelas, par terre, pleines à craquer. Je me penchai pour les ramasser. Elles portaient mon nom, inscrit à la machine ; dans chaque enveloppe il y avait sept cents kiams, en billets de dix, soixante-dix billets neufs attachés par un élastique. Trois enveloppes, deux mille cent kiams ; mes honoraires pour les semaines passées à l’hôpital. Je n’aurais pas cru qu’on me paierait pour cette période-là. Je l’aurais volontiers accomplie gratis – la soléine ajoutée à l’étorphine, ça n’avait pas été désagréable du tout.

Je m’étendis sur le lit, jetai l’argent à côté, à l’endroit où Yasmin dormait parfois. J’éprouvais toujours une étrange sensation de vide, comme si j’attendais que quelque chose se produise pour me remplir et me donner un indice sur la conduite à suivre. J’attendis, mais rien ne se passa. Je consultai ma montre : bientôt quatre heures. Je décidai de ne pas esquiver la corvée. Autant être débarrassé tout de suite.

Je me relevai, fourrai dans ma poche une liasse de quelques centaines de kiams, pris mes clés, redescendis l’escalier. Je commençai tout juste à ressentir le début d’une vague réaction émotionnelle. Je l’analysai avec une extrême attention : une sensation de nervosité, mais qui n’avait rien d’agréable ; j’étais à coup sûr en train de remonter tant bien que mal du trente-sixième dessous, en faisant gaffe à ne pas glisser la tête dans un collet encore invisible.

Je descendis la Rue jusqu’à la porte orientale du Boudayin et cherchai Bill. Je ne le vis pas. Je montai dans un autre taxi. « À la maison de Friedlander bey », lui dis-je.

Le chauffeur se retourna et me regarda : « Non », répondit-il sèchement. Je sortis et trouvai un de ses collègues qui ne voyait pas d’inconvénients à se rendre là-bas. Je pris garde, toutefois, à ce qu’on soit convenu d’abord du prix de la course.

Une fois arrivé, je réglai le chauffeur et descendis. Je n’avais averti personne de ma venue ; Papa ne s’attendait sans doute pas à me voir avant demain. Néanmoins, son domestique m’avait ouvert la porte d’acajou poli avant que j’eusse atteint le sommet des degrés de marbre blanc. « Monsieur Audran, murmura-t-il.