— Je suis surpris que tu t’en souviennes. »
Il haussa les épaules – je n’aurais su dire s’il avait ou non souri – et me dit : « La Paix soit avec vous. » Il se retourna.
« Et sur toi de même », répondis-je dans son dos puis je le suivis. Il me conduisit vers les bureaux de Papa, jusqu’à la même salle d’attente que je connaissais déjà. J’entrai, m’assis, me relevai, impatient, et me mis à faire les cent pas. Je ne savais pas ce que j’étais venu faire ici. À part « Salut, comment va ? » j’étais déprimé de découvrir que je n’avais absolument rien d’autre à dire à Papa. Mais Friedlander bey était un hôte agréable quand cela servait ses objectifs et il ne laisserait pas un invité se sentir mal à l’aise.
Au bout d’un moment, la porte de communication s’ouvrit et l’un des géants de grès me fit signe. Je le dépassai et me retrouvai en présence de Papa. Il avait l’air très las, comme s’il s’était occupé d’affaires politiques, financières, religieuses, judiciaires et militaires, sans trêve ni repos, durant plusieurs heures d’affilée. Sa chemise blanche était maculée de sueur, ses cheveux fins ébouriffés, ses yeux las et injectés de sang. C’est d’une main tremblante qu’il appela le Roc parlant. « Du café », lui demanda-t-il d’une voix rauque et bizarrement assourdie. Il se tourna vers moi. « Viens, mon neveu, viens donc t’asseoir. Il faut que tu me dises si tu te sens bien. Il plaît à Allah que l’opération se soit déroulée avec succès. J’ai eu plusieurs comptes rendus du Dr Lisân. Il semblait tout à fait satisfait des résultats. À cet égard, je le suis de même mais, bien entendu, la véritable preuve de la valeur des implants résidera dans ta manière de les utiliser. »
J’acquiesçai sans mot dire.
Le Roc arriva avec le café, ce qui me donna quelques minutes pour me calmer les nerfs, pendant qu’on papotait en sirotant le breuvage. Je me rendis compte que Papa m’examinait avec une certaine insistance, les sourcils froncés et l’air vaguement mécontent. Je fermai les yeux, exaspéré : j’étais venu avec ma tenue habituelle. Le jean et les bottes, c’était parfait dans la boîte de Chiri ou pour traîner avec Mahmoud, Jacques et Saïed, mais Papa préférait me voir en djellabah et keffieh. Trop tard, maintenant ; j’étais parti du fond du trou et je n’avais plus qu’à me remettre à l’escalader et tâcher de retrouver ses bonnes grâces.
J’agitai légèrement ma tasse après qu’on m’eut resservi une seconde fois, pour indiquer que je n’en voulais plus. Le rite du café était réglé et Papa murmura quelque chose au Roc. Le malabar quitta la pièce. C’était la première fois, je crois bien, que je me retrouvais seul avec Papa. J’attendis.
Le vieillard pinça les lèvres, songeur. « Je suis heureux que tu aies suffisamment réfléchi à mes souhaits pour accepter de subir l’intervention.
— Ô cheikh, commençai-je, c’est…»
Il me fit taire d’un geste bref. « Toutefois, ce n’est pas une simple intervention chirurgicale qui résoudra nos problèmes. Malheureusement. J’ai reçu d’autres rapports m’indiquant que tu étais réticent à explorer toute la palette de mes présents. Il se peut que tu t’imagines pouvoir satisfaire notre accord en portant les implants mais en te gardant de les utiliser. Si tu penses cela, alors, tu t’illusionnes. Notre problème mutuel ne pourra être résolu tant que tu n’accepteras pas d’employer l’arme que je t’ai donnée, et l’employer au maximum de ses possibilités. Je n’ai pas reçu moi-même une telle augmentation parce que j’estime que ma religion me l’interdit ; on pourrait en conséquence faire valoir que je ne suis pas la personne la plus habilitée à te conseiller en la matière. Malgré tout, je crois savoir une chose ou deux concernant les modules d’aptitude mimétique. Verrais-tu une objection à ce que nous discutions ensemble du meilleur choix à faire ? »
L’homme lisait mes pensées mais c’était son boulot. Le plus bizarre, c’était que plus je m’enfonçais, plus il me semblait facile de parler avec Friedlander bey. Je ne fus même pas normalement terrifié quand je m’entendis décliner son offre. « Ô cheikh, lui dis-je, nous ne sommes même pas d’accord sur l’identité de notre ennemi. Comment dans ce cas pouvons-nous espérer choisir la personnalité convenable pour être l’instrument de notre vengeance ? »
Il y eut un bref silence durant lequel j’entendis mon cœur cogner avec un grand « toc ! » puis remettre ça. Les sourcils de Papa se haussèrent imperceptiblement puis revinrent en place.
« Encore une fois, mon neveu, tu me prouves que je ne me suis pas trompé en te choisissant. Tu as absolument raison. Comment, donc, comptes-tu aborder la question ?
— Ô cheikh, je me propose, pour commencer, de me faire un allié encore plus proche du lieutenant Okking, afin d’obtenir tous les renseignements qu’il détient dans ses fichiers. Je sais des choses, concernant plusieurs victimes, dont je suis certain qu’il n’a aucune connaissance. Je ne vois pas de raison de lui procurer maintenant cette information mais il peut en avoir besoin plus tard. J’interrogerai alors tous nos amis communs ; je crois que je pourrai trouver d’autres indices. Un examen soigneux, scientifique, de toutes les données disponibles devrait constituer la première étape. »
Friedlander bey hocha la tête, songeur. « Okking détient des informations que tu n’as pas. Tu possèdes des informations qu’il n’a pas. Quelqu’un devrait rassembler tous ces renseignements en un lieu unique, et j’aimerais mieux que ce soit toi, et non ce bon lieutenant. Oui, je suis ravi par ta suggestion.
— Tous ceux qui te voient vivent, ô cheikh.
— Qu’Allah t’accorde de partir et revenir protégé. »
Je ne voyais aucune raison de lui dire que ce que je comptais faire en vérité, c’était surveiller de plus près Herr Lutz Seipolt. Ce que je savais de Nikki et de sa mort rendait toute l’affaire encore plus sinistre que Papa ou le lieutenant Okking n’étaient enclins à l’admettre. Je détenais toujours le mamie que j’avais trouvé dans le sac de Nikki. Je n’en avais parlé à personne. Il faudrait que je découvre ce qui y était enregistré. Je n’avais pas non plus mentionné la bague ni le scarabée.
Il me fallut quelques minutes encore pour m’éclipser de la villa de Papa, et là-dessus je fus incapable de trouver un taxi. Je finis par rentrer à pied, mais ça ne me dérangeait pas parce que durant tout le trajet j’eus une sérieuse discussion avec moi-même. Qui se déroula comme suit :
Moi1 (craignant Papa) : « Eh bien, pourquoi ne pas faire ce qu’il demande ? Tu te contentes de recueillir toutes les informations possibles et le laisses suggérer l’étape suivante. Autrement, c’est que tu cherches à recevoir la raclée. Ou les derniers sacrements. »
Moi2 (craignant la mort et le désastre) : « Parce que chacune de mes initiatives concerne directement deux – pas un, mais bien deux – assassins psychopathes qui se foutent comme d’un pois chiche que je sois vivant ou mort. En fait, l’un ou l’autre donnerait sans doute beaucoup rien que pour avoir la chance de me loger une balle entre les deux yeux ou me trancher la gorge. Voilà pourquoi. »
Les deux moi avaient des stocks considérables d’arguments logiques et raisonnables en réserve. C’était comme d’assister à une partie de tennis mental : le premier expédiait une affirmation de l’autre côté du filet et l’autre renvoyait aussitôt la balle avec une réfutation. Les deux adversaires étaient de force par trop égale, la partie risquait de s’éterniser. Au bout d’un moment, je me lassai et cessai de la regarder. Après tout, j’avais tout l’équipement voulu pour devenir, au gré de mon humeur, le Cid, Khomeiny ou n’importe qui d’autre, alors pourquoi hésitais-je encore ? Dans le coin, personne n’affichait le moindre de mes scrupules. Et pourtant, je ne me considérais pas non plus comme un couard. Alors, qu’est-ce qu’il me fallait pour me pousser à m’enficher ce premier mamie ?