J’eus la réponse à cette question le soir même. J’entendis l’appel à la prière du soir au moment où je franchissais la porte et commençais à remonter la Rue. À l’extérieur du Boudayin, la voix du muezzin semblait presque éthérée ; à l’intérieur, cette même voix avait acquis comme un ton de reproche. Ou bien étais-je le jouet de mon imagination ? Je me laissai dériver jusqu’à la boîte de Chiriga et m’installai au bar. Elle n’était pas là. Derrière le comptoir officiait Djamila, qui avait bossé pour Chiri quelques semaines plus tôt puis était partie après que le Russe s’était fait descendre. Ça va, ça vient, dans le Boudayin ; les gens bossent dans un club puis se font virer ou s’en vont de leur propre gré à cause d’une connerie quelconque, vont travailler ailleurs puis, à force, bouclent le circuit et finissent par se retrouver à leur point de départ. Djamila était de celles capables de parcourir le circuit plus vite que quiconque. Elle avait de la chance si elle s’accrochait à une place plus de sept jours d’affilée.
« Où est Chiri ? lui demandai-je.
— Elle arrive à neuf heures. Tu veux boire quelque chose ?
— Bingara et gin avec glaçons, avec un trait de Rose. » Djamila acquiesça puis me tourna le dos pour concocter la mixture. « Oh ! fit-elle. Il y avait un message pour toi. Ils ont laissé un message. Attends que je le retrouve. »
Cela me surprit. Je ne voyais pas qui pouvait m’avoir laissé un message, et surtout savoir que je passerais ici ce soir.
Djamila revint avec mon cocktail et un dessous de verre avec deux mots griffonnés dessus. Je la réglai et elle me laissa, sans ajouter un mot. Le message était : Appeler Okking. On ne pouvait rêver meilleur début pour ma nouvelle vie de superman : un appel de la police pour affaires urgentes. Pas de trêve pour les malfaisants : ça devenait ma devise. Je décrochai mon téléphone de ceinture, grommelai le code d’Okking puis attendis qu’il décroche. « Ouais ? répondit-il enfin.
— Marîd Audran.
— Impeccable. J’ai appelé l’hôpital mais on m’a dit que vous étiez sorti. J’ai appelé chez vous, mais ça ne répondait pas. J’ai appelé le patron de votre nana, mais vous étiez pas là. J’ai appelé votre point de chute habituel, le Réconfort, mais on ne vous y avait pas vu. Alors, j’ai essayé deux ou trois autres endroits, en laissant des messages. Je veux vous voir dans une demi-heure.
— Pas de problème, lieutenant. Où êtes-vous ? »
Il me donna un numéro de chambre et l’adresse d’un hôtel appartenant à une multinationale flamande, dans le quartier le plus opulent de la ville. Je n’y avais jamais mis les pieds, je ne m’en étais même pas approché à moins de dix rues. Ce n’était pas mon quartier.
« Quel est le problème ? demandai-je.
— Homicide. Votre nom a été cité.
— Ah ! Une connaissance à moi ?
— Ouais. C’est tout de même curieux mais sitôt que vous êtes entré à l’hôpital, tous ces meurtres bizarres ont cessé. Rien de spécial pendant trois semaines. Et le jour même de votre sortie, nous voilà revenus sous le règne de la Terreur.
— D’accord, lieutenant, vous m’avez eu, je vais devoir me confesser. Si j’avais été malin, j’aurais arrangé un meurtre ou deux pendant mon séjour à l’hosto, histoire d’écarter les soupçons.
— Vous êtes un type futé, Audran. Ça ne rend votre situation que plus difficile, l’un dans l’autre.
— Désolé. Mais vous ne m’avez toujours pas dit : qui est la victime ?
— Vous vous radinez en vitesse, c’est tout. » Et il raccrocha.
Je descendis mon verre d’un trait, laissai à Djamila un kiam de pourboire et fonçai dans la tiédeur nocturne. Bill n’était toujours pas à sa place habituelle, sur le large boulevard Il-Djamîl, à la sortie du Boudayin. Un autre chauffeur de taxi accepta de me prendre et me conduisit à tombeau ouvert à l’autre bout de la ville, jusqu’à l’hôtel. Je montai quatre à quatre jusqu’à la chambre et fus arrêté à l’entrée par un policier en faction devant le ruban jaune qui délimitait les lieux du crime. Je lui dis que j’étais attendu par le lieutenant Okking. Il me demanda mon nom puis me laissa passer.
La chambre ressemblait à l’intérieur d’un abattoir. Il y avait du sang partout – des mares de sang par terre, des traînées de sang sur les murs ; le lit, les chaises et le bureau étaient éclaboussés de sang, et il y en avait plein la moquette. Il fallait qu’un assassin dépense un temps et une énergie considérables à s’assurer que sa victime était suffisamment morte pour envoyer ainsi du sang dans tous les coins, en imbibant intégralement toute la chambre. Il fallait qu’il ait lardé de coups sa victime, comme dans un sacrifice humain rituel. C’était grotesque, inhumain, dément. Ni James Bond ni le massacreur anonyme n’avaient travaillé de la sorte. C’était soit l’œuvre d’un troisième maniaque, soit de l’un des deux premiers avec un tout nouveau mamie. Dans l’un et l’autre cas, nos pauvres indices étaient désormais sans valeur. Comme si on avait besoin de ça.
Les flics étaient en train de terminer de fourrer le corps dans un sac sur une civière avant de l’évacuer. Je trouvai le lieutenant : « Alors, qui est-ce qui s’est fait soigner, ce soir, bordel ? » lui demandai-je.
Il me dévisagea attentivement, comme s’il pouvait jauger ma culpabilité ou mon innocence à ma réaction. « Sélima », répondit-il simplement.
Mes épaules s’affaissèrent. Un immense épuisement me prit tout d’un coup. « Allah le Miséricordieux, murmurai-je. Alors, pourquoi aviez-vous besoin de moi ? Qu’est-ce que j’ai à voir dans cette histoire ?
— Vous enquêtez là-dessus pour le compte de Friedlander bey. Et d’autre part j’aimerais que vous alliez jeter un œil dans la salle de bains.
— Pourquoi ?
— Vous verrez. Accrochez-vous, toutefois ; ça n’a rien de ragoûtant. »
Je n’en eus que moins envie d’y aller. Je le fis pourtant. J’étais bien obligé, je n’avais pas le choix. La première chose que je vis fut un cœur humain, arraché à la poitrine de Sélima, déposé dans le lavabo. Ça me flanqua aussitôt des haut-le-cœur. Puis je vis le sang étalé sur tout le miroir, au-dessus. Il y avait des contours irréguliers, des motifs géométriques et des symboles inintelligibles dessinés sur la glace. Le plus désagréable, pourtant, c’étaient les quelques mots écrits en lettres dégoulinantes de sang, et qui annonçaient : Audran, à ton tour !
J’éprouvai une vague sensation d’irréalité. Que savait de moi ce boucher dément ? Quel rapport avais-je avec le monstrueux assassinat de Sélima, et d’ailleurs des autres Sœurs Veuves noires ? La seule idée qui me venait pour l’heure était que ma motivation jusqu’à présent avait été une espèce de désir chevaleresque de contribuer à protéger mes amis, ceux qui pouvaient être de futures victimes des tueurs fous inconnus. Je n’y avais aucun intérêt personnel, hormis un éventuel désir de vengeance, pour le meurtre de Nikki et pour les autres. À présent, toutefois, avec mon nom inscrit en sang figé sur ce miroir, l’affaire avait pris un tour personnel. C’était ma propre vie qui était en jeu.
S’il y avait quelque chose au monde qui pouvait m’inciter à franchir l’ultime étape et m’enficher mon premier mamie, c’était bien cela. Voilà que je savais, avec une absolue certitude, que dorénavant j’aurais besoin de mobiliser toute l’aide disponible. L’intérêt personnel bien compris, j’appelle ça ; et je maudis les ignobles exécuteurs qui m’y contraignaient.