14.
Le lendemain matin, toute affaire cessante, j’allai rendre visite à Laïla, à sa modulerie dans la Quatrième Rue. La vieille était d’allure toujours aussi terrifiante mais son costume avait subi une légère révision : elle avait fourré ses cheveux crasseux, gris et clairsemés sous une perruque blonde pleine de bouclettes ; ça ressemblait moins à un postiche qu’au genre de truc que votre grand-tante pourrait enfiler sur un grille-pain pour le planquer. Laïla ne pouvait pas faire grand-chose du côté de ses yeux jaunis et de sa peau noire et fripée mais, pour sûr, elle essayait : elle s’était flanqué une telle couche de poudre qu’on l’aurait crue sortie de sous un silo à grain. Là-dessus, elle avait étalé de grandes traînées de rouge cerise, sur tous les emplacements encore disponibles ; pour moi, j’avais l’impression qu’ombre à paupières, fond de teint et rouge à lèvres étaient sortis du même récipient. Elle avait une paire de lunettes de soleil en plastique criard, accrochée par une lanière sale autour du cou – en forme d’yeux de chat, et qu’elle s’était choisies avec soin. Elle n’avait pas pris la peine de se trouver des fausses dents mais avait en revanche troqué sa tenue noire crasseuse contre une robe fendue décolletée, d’un jaune bouton d’or étincelant. On aurait dit qu’elle essayait de sortir la tête et les épaules d’entre les mâchoires de la plus grosse perruche du monde. Aux pieds, elle avait mis des pantoufles en peluche bleue. « Laïla…
— Marîd. » Elle avait le regard un peu trouble. Preuve indubitable que c’était bien aujourd’hui l’inimitable Laïla que j’avais devant moi ; si elle s’était enfiché un mamie quelconque, elle aurait eu le regard vif, le logiciel aurait avivé ses réactions. Ç’aurait été plus facile de discuter avec elle, si elle avait effectivement été quelqu’un d’autre, mais enfin, je fis avec ce que j’avais.
« Me suis fait câbler.
— J’ai appris. » Elle renifla, et je sentis un frisson de dégoût.
« J’aurais besoin d’aide pour choisir un mamie.
— Pour quoi faire ? »
Je me mâchonnai la lèvre. Que pouvais-je me permettre de lui révéler ? D’un côté, elle était susceptible de répéter tout ce que je lui dirais à tous ceux qui passeraient dans sa boutique. De l’autre, personne ne lui prêtait attention de toute manière. « J’ai besoin de faire un petit travail. Je me suis fait câbler parce que le boulot risque d’être dangereux. J’ai besoin d’un truc qui amplifierait mes talents de détective et en même temps m’empêcherait d’être blessé. Qu’est-ce que t’en penses ? »
Tout en marmottant toute seule, elle parcourut ses rayons, fouillant parmi ses casiers. Faute de saisir ce qu’elle racontait, je pris mon mal en patience. Finalement, elle revint vers son comptoir et parut surprise de me retrouver encore là. Peut-être qu’elle avait déjà oublié ce que je lui avais demandé. « Est-ce qu’un personnage imaginaire te conviendrait ?
— S’il est assez intelligent. »
Elle haussa les épaules, marmonna de plus belle, tripotant entre ses doigts griffus un module sous emballage en plastique avant de me le tendre enfin. « Tiens. »
J’hésitai. Je me souvins avoir déjà noté qu’elle me faisait penser à la sorcière de Blanche-Neige ; à présent, je lorgnais le mamie comme si c’était une pomme empoisonnée. « Qui est-ce ?
— Nero Wolfe, me dit-elle. Un brillant détective. Un génie pour ce qui est de résoudre les meurtres. N’aimait pas sortir de chez lui. C’était toujours un autre qui se tapait le sale boulot et prenait les raclées.
— Parfait. » Je me rappelais plus ou moins le personnage, même s’il ne me semblait pas avoir lu un des bouquins.
« Faudra que tu trouves quelqu’un pour aller poser les questions, me dit-elle en me tendant un second mamie.
— Saïed s’en chargera. Je n’aurai qu’à lui dire qu’il pourra fracasser quelques crânes si ça lui chante et il sautera sur l’occasion. Combien pour les deux ? »
Ses lèvres tremblotèrent un long moment pendant qu’elle essayait d’additionner les deux chiffres. « Soixante-treize siffla-t-elle. Je te fais grâce de la taxe. »
Je sortis quatre-vingts kiams et récupérai les deux modules et ma monnaie. Elle me dévisagea. « Tu veux m’acheter des haricots porte-bonheur ? » Je ne voulais surtout pas en entendre parler.
Il y avait encore un petit détail qui me chiffonnait et qui pouvait bien être la clé de l’identité de l’assassin de Nikki, ce tortionnaire et cet égorgeur qu’on n’était pas encore parvenu à mettre hors d’état de nuire : c’était le mamie pirate de Nikki. Peut-être l’avait-elle au moment de sa mort, à moins que ce ne fût le tueur ; pour ce que j’en savais, ce truc pouvait aussi bien n’avoir été porté par personne. N’être qu’une fausse piste sans intérêt. Mais alors, pourquoi me donnait-il ce sentiment de malaise absolu chaque fois que je le regardais ? Était-ce uniquement parce que je l’associais au corps de Nikki ce soir-là, fourré dans un sac-poubelle, abandonné dans cette impasse ? J’inspirai deux ou trois fois un bon coup. Allons, me dis-je, t’as tout ce qu’il faut pour jouer les héros. T’as le logiciel au poil, prêt à te souffler ton rôle en rigolant dans ton crâne. Je m’étirai les muscles.
Mon esprit raisonnable essaya de me répéter trente ou quarante fois que le mamie n’avait aucune importance, que ce n’était rien de plus qu’un bâton de rouge ou un Kleenex chiffonné que j’aurais pu trouver au fond du sac de Nikki. Okking n’aurait pas été ravi d’apprendre que je l’avais soustrait – ainsi que deux autres objets – à la police, mais j’en arrivais au point où Okking était devenu le cadet de mes soucis. Je commençais à en avoir ma claque de toute cette histoire, mais elle réussissait pourtant à m’attirer dans son sillage. J’avais perdu jusqu’à la volonté de me dégager et sauver ma peau.
Laïla tripotait un mamie. Elle leva la main et se l’enficha. Elle aimait bien rendre visite à ses spectres et ses fantômes. « Marîd ! » Elle gémit cette fois avec la voix perçante de Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent.
« Laïla, j’ai sur moi un mamie de contrebande et j’aimerais bien savoir ce qu’il y a dessus.
— Bien sûr, Marîd, aucun problème. File-moi donc c’te p’tit…
— Laïla, m’écriai-je, j’ai pas le temps de subir ton numéro de belle Sudiste ! Ou tu me débranches ce mamie, ou tu te forces à me prêter attention. »
L’idée de déconnecter son module était trop horrifiante pour qu’elle pût l’envisager. Elle me fixa, cherchant à me distinguer dans la foule. J’étais celui qui se trouvait entre Ashley, Rhett et la porte. « Eh bien, Marîd ! Quelle mouche te pique ? Tu m’as l’air si enfiévré ! »
Je détournai la tête et pestai. Pour l’amour d’Allah, j’avais bien envie de la frapper. « Voilà, j’ai ce mamie », lui dis-je, sans desserrer les dents d’une fraction de pouce. « J’ai besoin de savoir ce qu’il y a dessus.
— Tara-ta-ta, Marîd, qu’y a-t-il de si important ? » Elle me prit des mains le module et l’examina. « Il est divisé en trois bandes, mon chou.
— Mais comment peux-tu me dire ce qui est enregistré dessus ? »
Elle sourit. « Eh bien, rien de plus facile. » Et d’une main elle sortit le module Scarlett O’Hara et le jeta négligemment derrière elle ; il alla cogner un casier de papies et glissa dans un coin. Laïla pouvait bien ne plus jamais retrouver sa Scarlett. De l’autre main elle centra mon mamie suspect et se l’enficha. Son visage amorphe se crispa imperceptiblement. Puis elle s’effondra par terre.