« Laïla ? »
Elle se tordait dans des postures grotesques, la langue sortie, les yeux grands ouverts, le regard aveugle et fixe. Elle poussait un gémissement continu, grave et sanglotant, comme si elle avait été battue et mutilée pendant des heures et n’avait même plus la force de crier. Sa respiration était rauque, son souffle court, et je l’entendais râper dans sa gorge. Ses deux mains étaient devenues deux fagots noirs de brindilles sèches, qui lui griffaient vainement la tête, cherchant désespérément à arracher le mamie, mais elle ne contrôlait plus ses muscles. Avec un sanglot étouffé, elle oscillait d’avant en arrière sur le sol. J’aurais voulu l’aider mais je ne savais pas quoi faire : que je m’approche et elle risquait de me griffer.
Elle n’avait plus rien d’humain, c’était horriblement facile à constater. Quel qu’il soit, celui qui avait conçu ce mamie aimait les animaux – aimait faire des choses aux animaux. Laïla se comportait comme un gros animal ; pas du tout comme un chat domestique ou un petit chien, mais comme un fauve en cage, rendu fou furieux. Je l’entendais siffler, gronder, je la voyais mordre les pieds des meubles et me montrer ses crocs imaginaires. Quand je m’accroupis près d’elle, elle me bondit dessus plus vite que je ne l’aurais cru possible. Je voulus saisir le mamie et m’en sortis avec trois longues estafilades sanglantes le long du bras. Puis son regard se riva au mien. Elle s’accroupit, les genoux pliés.
Laïla bondit, projetant vers moi son corps maigre et noir. Poussant un cri strident, elle tendit les mains en direction de mon cou. Le spectacle du changement qui avait frappé cette vieille femme me rendait malade. Ce n’était pas simplement de voir Laïla m’attaquer : c’était de voir le corps de cette vieille sorcière ainsi possédé par le module. D’ordinaire, j’aurais pu la repousser d’une seule main ; aujourd’hui, en revanche, je me retrouvais en mortel danger. Cette Laïla bête fauve n’était pas seulement prête à m’acculer ou me blesser allègrement. C’était à ma vie qu’elle en avait.
Au moment où elle bondissait sur moi, j’esquivai du mieux possible, agitant les bras comme un matador pour détourner l’œil du taureau. Elle s’écrasa dans une corbeille de papies usagés, roula sur le dos et projeta les jambes en l’air, comme si elle voulait m’étriper. J’abattis de toutes mes forces le poing sur sa tempe. Il y eut un craquement assourdi et elle s’affala, inerte, dans la corbeille. Je me penchai, débrochai le mamie pirate et le planquai avec mes autres logiciels. Laïla ne demeura pas longtemps inconsciente mais elle était quand même assommée : ses yeux ne parvenaient pas à accommoder et elle marmonnait dans son délire. Quand elle aurait repris ses esprits, elle allait être très malheureuse. Je parcourus rapidement la boutique du regard, à la recherche de quelque chose à mettre dans son implant vacant. Je déchirai l’emballage d’un mamie neuf – apparemment un modèle éducatif, car il était accompagné de trois papies. Un truc sur la manière d’organiser les dîners pour les bureaucrates anatoliens. J’étais certain qu’elle trouverait ça fascinant.
Je déclipsai mon téléphone et appelai l’hôpital où je m’étais fait amplifier. Je demandai le Dr Yeniknani ; quand enfin il répondit, je lui expliquai ce qui était arrivé. Il m’annonça qu’une ambulance était en route et serait à la boutique d’ici cinq minutes. Il voulait que je confie le mamie à l’un des infirmiers. Je l’avertis que tout ce qu’il pourrait tirer du module devait rester confidentiel et qu’il devrait se garder de divulguer toute information à la police ou même à Friedlander bey. Il y eut un long moment de silence mais en fin de compte le Dr Yeniknani accepta. Il me connaissait et me faisait plus confiance qu’il n’avait confiance en Okking et Papa réunis.
L’ambulance arriva dans les vingt minutes. Je regardai les deux infirmiers installer avec précaution Laïla sur une civière et la charger dans le fourgon. Je confiai le module à l’un d’eux en insistant bien pour qu’il ne le donne à personne d’autre qu’au Dr Yeniknani. Il s’empressa d’acquiescer et se remit au volant. Je regardai l’ambulance s’éloigner et quitter le Boudayin, emportant Laïla vers ce que la science médicale serait, ou non, capable de faire pour elle. Serrant mes deux achats, je refermai et verrouillai la porte de l’échoppe de la vieille femme. Puis je quittai les lieux vite fait. Sur le trottoir, je fus pris de frissons.
Qu’on me patafiole si je savais ce que j’avais appris. Primo – et à la condition non négligeable que le mamie pirate eût à l’origine appartenu à l’égorgeur – le portait-il effectivement ou bien le donnait-il à ses victimes ? Un loup sylvestre ou bien un tigre de Sibérie savait-il brûler une victime sans défense avec une cigarette ? Non, il était bien plus logique d’imaginer le mamie embroché sur une victime rendue folle furieuse mais soigneusement ligotée : voilà qui expliquerait les ecchymoses aux poignets – et Tami, Abdoulaye et Nikki avaient tous les trois le crâne équipé de connecteur. Que faisait l’assassin dans le cas où sa victime n’était pas un mamie ? Sans doute refroidissait-il la pauvre poire avant de passer l’après-midi à se morfondre.
Tout ce que je pouvais en déduire, c’est que j’étais à la recherche d’un pervers à qui il fallait un fauve enragé et mis en cage pour prendre son pied. L’idée de renoncer me traversa fugitivement l’esprit, la scène souvent répétée de ma démission malgré les menaces à mi-voix de Friedlander bey. Cette fois, j’allais jusqu’à m’imaginer au bord de la chaussée défoncée, attendant l’antique trolley avec sa foule de paysans juchés à l’impériale. J’avais l’estomac retourné et serré en même temps, ce qui n’a rien de confortable.
Il était trop tôt pour aller trouver le demi-Hadj et le convaincre de devenir mon complice. Peut-être que, sur le coup de trois ou quatre heures, il serait au Café du Réconfort, en compagnie de Mahmoud et de Jacques : ces trois-là, je ne les avais pas vus, ne leur avais pas parlé depuis des semaines : je n’avais pas revu Saïed depuis la nuit où il avait expédié Courvoisier Sonny sur la grand-route circulaire, direction le Paradis, ou ailleurs. Je rentrai chez moi. Je me dis que je pourrais toujours sortir le mamie Nero Wolfe pour le regarder et le retourner une vingtaine de fois dans ma paume puis, éventuellement, retirer le blister et savoir enfin s’il me faudrait avaler quelques pilules ou bien une bouteille de tendé pour trouver le courage de m’enfiler ce putain de truc.
En entrant, je découvris Yasmin installée dans mon appartement. J’en fus surpris ; elle, de son côté, était toute retournée et blessée. « T’es sorti de l’hôpital hier et tu n’as même pas encore trouvé le temps de m’appeler », s’écria-t-elle. Elle se laissa tomber au coin du lit et me regarda, l’air renfrogné.
« Yasmin…
— D’accord, t’avais dit que tu ne voulais pas que je vienne te rendre visite à l’hôpital, et je m’en suis donc bien gardée. Mais j’aurais cru que tu serais venu me voir sitôt rentré chez toi.
— C’est ce que j’ai voulu faire mais…
— Alors, pourquoi ne pas me donner au moins un coup de fil ? Je parie que t’étais ici avec quelqu’un d’autre.
— Je suis passé voir Papa hier soir. Hassan m’avait dit que j’étais censé me présenter à lui. »
Elle me jeta un regard dubitatif. « Et ça t’a pris toute la nuit ?
— Non, reconnus-je.
— Alors, qui d’autre as-tu vu ? »
Je poussai un grand soupir. « J’ai vu Sélima. »