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Sa mine renfrognée se mua en un rictus d’absolu mépris. « Oh ! C’est donc ce qui t’excite, à présent ? Et comment était-elle ? Aussi bonne que dans ses pubs ?

— Sélima est maintenant sur la liste, Yasmin. Avec ses sœurs. »

Elle me regarda un moment en clignant les yeux. « Explique-moi pourquoi je ne suis pas surprise. On lui avait pourtant bien dit de faire gaffe.

— On ne peut pas faire gaffe tout le temps. Sauf à vivre en permanence dans une grotte, à cent kilomètres de son plus proche voisin. Et ce n’était pas le genre de Sélima.

— Non. » Il y eut un moment de silence ; je suppose que Yasmin se disait que ce n’était pas non plus le sien, et que j’étais en train de suggérer qu’il pourrait bien lui arriver la même chose. Enfin, j’espère que c’est ce qu’elle pensait, parce que c’est vrai. C’est toujours vrai.

Je m’abstins d’évoquer l’hématome que l’assassin de Sélima m’avait expédié via la glace du lavabo dans la chambre d’hôtel. Quelqu’un avait désigné Marîd Audran comme une cible facile, aussi était-il grand temps que l’intéressé se mette à jouer serré. D’autre part, mentionner la chose ne ferait rien pour améliorer le moral de Yasmin – ni le mien, d’ailleurs. « Tiens, j’ai là un mamie que j’aimerais bien essayer…»

Elle haussa un sourcil. « C’est quelqu’un que je connais ?

— Non, je crois pas. C’est un détective, tiré de vieux romans. J’ me suis dit qu’il pourrait peut-être m’aider à faire cesser cette série de meurtres.

— Ouais, je vois. C’est Papa qui l’a suggéré ?

— Non. Papa ne sait pas ce que je compte faire au juste. Je lui ai dit simplement que j’allais suivre de près l’enquête de la police, examiner les indices à la loupe et tout ça… Il m’a cru.

— Moi, ça me fait l’effet d’être du temps perdu.

— C’est effectivement du temps perdu mais Papa aime que les choses se fassent dans l’ordre. Il opère d’une manière régulière, efficace, mais avec une lenteur ennuyeuse et au prix du moindre effort.

— Mais il arrive à ses fins.

— Oui, ça, je dois le reconnaître. Malgré tout, je n’ai pas envie de l’avoir sur le dos en permanence, à objecter un coup sur deux à toutes mes initiatives. Si je fais ce boulot pour lui, je veux le faire comme je l’entends.

— Tu ne fais pas ce boulot seulement pour lui, Marîd. Tu le fais pour nous. Pour nous tous. Et par ailleurs, tu te souviens du Yi king ? Il prédisait que personne ne te croirait. C’est pour le coup que tu vas devoir travailler selon ce que tu estimes bon pour te trouver justifié à la fin.

— Bien sûr, dis-je avec un sourire maussade. J’espère simplement que ma renommée ne sera pas posthume.

— “Et gardez-vous de toute convoitise parce que Dieu aura rendu certains d’entre vous supérieurs aux autres. Aux hommes, la jouissance de ce qu’ils auront gagné. Ne vous enviez pas mutuellement mais rendez plutôt grâce à Dieu de Ses libéralités. Voilà ! Car Dieu sait tout.”

— C’est ça, Yasmin, maintenant on me lance des citations. Te voilà devenue soudain bien pieuse.

— C’est à toi qui t’interroges constamment sur ta foi. Moi, je crois déjà. Je ne suis pas pratiquante, c’est tout.

— Le jeûne sans prière, c’est comme un pasteur sans crosse, Yasmin. Et d’ailleurs, tu ne jeûnes même pas.

— Ouais, mais…

— Mais rien.

— Tu esquives encore la question. »

Là, elle avait raison, aussi changeai-je d’esquive : « Être ou ne pas être, chérie, voilà la question. » Je lançai le mamie en l’air et le rattrapai. « Est-il plus noble à l’esprit de…

— Est-ce que tu vas te brancher ce putain de truc, oui ou zut ? »

Alors, je respirai un grand coup, murmurai « Au nom de Dieu », et me branchai le module.

La première sensation, terrifiante, était de se retrouver soudain englouti dans une grotesque masse de chair. Nero Wolfe pesait un septième de tonne, cent quarante-cinq kilos ou plus. Tous les sens d’Audran étaient abusés pour le persuader qu’il avait pris quelque soixante-dix kilos en un instant. Il tomba par terre, assommé, le souffle coupé. On l’avait prévenu qu’il faudrait compter avec un certain délai d’adaptation pour chaque nouveau mamie utilisé ; qu’il ait été enregistré à partir d’un cerveau vivant ou bien programmé pour ressembler à un personnage de fiction, le module correspondait sans doute à un corps idéal différent du sien sous bien des aspects. Les muscles et les nerfs d’Audran avaient besoin d’un petit moment pour apprendre à compenser. Nero Wolfe était monstrueusement plus gras que lui, plus grand également. Dès qu’il aurait branché le module, Audran évoluerait avec la démarche de Wolfe, saisirait les objets avec le toucher, la manière de Wolfe, installerait sur les sièges sa corpulence avec la délicatesse et le luxe de précautions de Wolfe. L’expérience le frappa toutefois plus qu’il ne l’avait escompté.

Au bout d’un moment, Wolfe entendit une voix de jeune femme. Elle semblait inquiète. Audran se tortillait encore au sol, cherchant sa respiration, cherchant déjà simplement à se relever. « Tu te sens bien ? » demandait la jeune femme.

Les yeux de Wolfe se plissèrent, deux fentes au milieu des poches grasses qui les cernaient. Il la regarda. « Tout à fait, miss Nablusi », répondit-il. Puis il se rassit lentement et elle se précipita pour l’aider à se relever. Il l’écarta d’un geste impatient mais s’appuya quand même un peu sur elle pour se remettre sur pied.

Les souvenirs de Wolfe, astucieusement câblés dans le mamie se mêlaient aux pensées d’Audran, submergeant sentiments, sensations et souvenirs. Wolfe parlait couramment plusieurs langues : l’anglais, le français, l’espagnol, l’italien, le latin, le serbo-croate, d’autres encore. Il n’y avait pas la place pour stocker autant de papies linguistiques dans un unique module. Audran se demanda quel était le mot français pour al-kalb ; il le savait : le chien. Évidemment, Audran parlait lui-même parfaitement le français. Il chercha les équivalents anglais et croate d’al-kalb mais ils lui échappaient : il les avait là, sur le bout de la langue, chatouille mentale, comme un de ces petits trous de mémoire si irritants. Ils – Audran et Wolfe – étaient incapables de se rappeler quelle population parlait le croate, et où elle vivait ; Audran n’avait encore jamais entendu cette langue. Tout cela l’amenait à mettre en doute la profondeur de l’illusion. Il espérait bien qu’ils ne toucheraient pas le fond à quelque moment crucial, quand Audran dépendrait de Wolfe pour le tirer de quelque mauvais pas où sa vie serait menacée. « Pfui », fit Wolfe.

Ah ! mais Nero Wolfe se mettait rarement dans des situations où sa vie était menacée ! Il laissait Archie Goodwin prendre le plus gros des risques. Wolfe découvrirait les assassins du Boudayin en restant assis derrière son bon vieux bureau – au sens figuré, bien entendu – et en déduisant, par un raisonnement logique, l’identité du coupable. Dès lors, la paix et la prospérité descendraient une fois encore sur la ville et l’Islam tout entier résonnerait du nom de Marîd Audran.

Wolfe regarda de nouveau miss Nablusi. Il montrait souvent pour les femmes un dégoût qui confinait à la franche hostilité. Quel sentiment nourrissait-il à l’égard d’une sexchangiste ? Après un instant de réflexion, il lui sembla que le détective n’éprouvait qu’une méfiance identique à celle qu’il professait envers les femelles d’origine organique sans aucun ajout artificiel, adeptes du régime basses calories et riche en fibres. Dans l’ensemble, il savait faire preuve de souplesse et d’objectivité dans son jugement sur les gens ; il aurait difficilement pu se montrer aussi brillant détective dans le cas contraire. Wolfe n’aurait aucun mal à interroger les gens du Boudayin ou à déceler leurs attitudes excessives et leurs motivations.