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À mesure que son corps s’accoutumait au mamie, la personnalité de Marîd Audran se retirait de plus en plus dans la passivité, incapable d’émettre autre chose que des suggestions tandis que Wolfe assurait son emprise. Il devenait manifeste que le port d’un mamie pouvait conduire à dépenser quantité d’argent. De même que l’assassin qui avait porté le mamie James Bond avait remodelé son aspect physique comme sa garde-robe pour se conformer à sa personnalité d’adoption, de même Audran et Wolfe étaient pris du désir soudain d’investir dans les chemises jaunes et les pyjamas de même teinte, d’engager à leur service l’un des meilleurs chefs au monde et de collectionner par milliers les plus rares orchidées exotiques. Tout cela devrait attendre. « Pfui », grommela de nouveau Wolfe.

Ils tendirent la main et débrochèrent le mamie.

De nouveau, ce vertigineux tourbillon déroutant ; et puis je me retrouvai dans ma chambre, à fixer stupidement mes mains et le module qu’elles tenaient. J’étais de retour dans mon propre corps, mon propre esprit.

« Alors, comment était-ce ? » demanda Yasmin.

Je la regardai : « Satisfaisant », dis-je, empruntant à Wolfe la plus enthousiaste de ses expressions. « Ça devrait faire l’affaire. J’ai l’impression que Wolfe sera capable de faire le tri parmi les indices et de trouver une explication, au bout du compte. S’il y en a une.

— J’en suis contente, Marîd. Et rappelle-toi, si celui-ci ne convient pas, il y en a encore des milliers d’autres à ta disposition. »

Je posai le mamie par terre, près du lit, et m’allongeai. Peut-être aurais-je dû depuis longtemps me faire gonfler le cerveau. Je soupçonnais d’avoir raté un pari, d’avoir eu tort quand tous les autres avaient eu raison. Enfin, j’étais adulte, je pouvais reconnaître mes erreurs. Pas sur tous les toits, évidemment, et jamais devant quelqu’un comme Yasmin, qui ferait tout pour que je ne risque jamais de l’oublier ; mais au tréfonds de moi, je le savais, et c’était ce qui comptait. Seuls mon orgueil et ma peur, après tout, m’avaient empêché de me faire câbler plus tôt – l’impression d’être capable de démasquer n’importe quel mamie grâce à mon bon sens inné et les yeux fermés. Je déclipsai mon téléphone et appelai le demi-Hadj chez lui ; il n’était pas encore sorti déjeuner et il me promit de passer à la maison d’ici quelques minutes. Je lui dis que j’avais un petit cadeau pour lui.

Yasmin s’étendit près de moi pendant que nous attendions l’arrivée de Saïed. Elle posa une main sur ma poitrine et cala la tête sur mon épaule. « Marîd, dit-elle doucement, tu sais que je suis vraiment fière de toi.

— Yasmin, répondis-je d’une voix lente, tu sais que je suis réellement mort de trouille.

— Je le sais, chéri ; moi aussi. Mais si tu n’avais pas assumé ton rôle ? Pense à Nikki et aux autres. Si d’autres personnes se font tuer, des gens que tu aurais pu sauver ? Qu’est-ce que je penserais de toi, alors ? Et toi, quelle opinion aurais-tu de toi-même ?

— Écoute, Yasmin, on va passer un marché tous les deux : Je vais continuer à faire ce que je peux en ne prenant que les risques que je ne pourrai pas éviter. Mais cesse de me dire à tout bout de champ que je fais juste ce qu’il faut faire et que t’es si contente que je pourrais bien être mort dans la demi-heure qui suit. Tous les encouragements lancés depuis les fauteuils du public, c’est peut-être parfait pour ton moral ; mais ça ne m’aide pas le moins du monde, et au bout d’un moment ça commence à devenir lassant et ce n’est pas ça qui fera ricocher sur mon cuir les balles de pistolet ou les lames de couteau. D’accord ? »

Elle était, bien sûr, blessée, mais je lui avais dit très exactement le fond de ma pensée ; j’avais envie une bonne fois pour toutes de couper court à ces encouragements du style : « Vas-y, mon p’tit gars ! Rentre-leur dans le gras ! » J’étais malgré tout désolé de m’être montré aussi dur à l’égard de Yasmin. Pour masquer mon embarras, je me levai et gagnai la salle de bains. Je refermai la porte et me fis couler un verre d’eau. L’eau est toujours chaude dans mon appartement, été comme hiver, et j’avais rarement des glaçons dans le petit frigo. Au bout d’un moment, on s’habitue à boire de la flotte tiède avec ses particules en suspension qui tourbillonnent dedans. Moi pas. J’y mets encore un point d’honneur. J’aime bien avoir un verre d’eau qui ne me donne pas l’impression de me regarder quand j’y porte les lèvres.

Je sortis de mon jean ma boîte à pilules et y piochai une plaquette de soléines. C’étaient mes premiers soleils depuis ma sortie de l’hôpital. Comme un intoxiqué quelconque, je fêtais mon abstinence en la rompant. Je fis tomber les soleils dans ma bouche, avalai une gorgée d’eau. Là, me dis-je, voilà ce qui va m’aider à tenir. Un ou deux soleils et quelques triamphés valent bien les encouragements de tout un stade qui agite ses calicots. Je refermai doucement la boîte à pilules – est-ce que j’essayais d’éviter que Yasmin ne m’entende ? Et pourquoi ? – et tirai la chasse. Puis je retournai dans la grande chambre.

J’avais traversé la moitié de la pièce quand Saïed frappa à la porte. « Bismillah », lançai-je et elle s’ouvrit tout grand.

« C’est ça, t’as raison », dit le demi-Hadj. Il entra et se laissa choir sur un coin de matelas. « Alors, c’est quoi, ta surprise ?

— Il est câblé, maintenant, Saïed », dit Yasmin. Le demi-Hadj se tourna lentement vers elle et lui lança son regard mauvais. Il avait retrouvé son humeur de rouleur de mécaniques : la place d’une femme est dans certains secteurs bien délimités du logis ; visible et inaudible, voire invisible, si elle est assez futée.

Le demi-Hadj se retourna vers moi en hochant la tête. « Moi, j’ai été câblé à l’âge de treize ans. »

Je n’avais pas l’intention d’entrer en compétition avec lui sur quoi que ce soit. Je me répétai que je comptais lui demander son aide et que cela serait réellement dangereux pour lui. Je lui lançai le mamie Archie Goodwin et il l’intercepta d’une main, sans peine. « Qui est-ce ?

— Un inspecteur, tiré d’une vieille série de romans. Il travaille pour le détective le plus célèbre du monde. Son patron est gros et gras et ne sort jamais de chez lui, de sorte que c’est Goodwin qui se tape toutes les corvées. Goodwin est jeune, beau et intelligent.

— Euh-hum. Et je suppose que ce mamie est un simple cadeau de fin de ramadân, avec un peu de retard, hein ?

— Non.

— T’as sauté sur le fric à Papa, t’as sauté sur son offre de câblage, résultat, tu t’es mis sérieusement à traquer celui qui s’amuse à aligner nos potes et nos voisins. Et maintenant, tu voudrais que je m’embroche ce brave et sérieux Goodwin pour m’embarquer avec toi, courir l’aventure ou je ne sais trop quoi…

— J’ai besoin de quelqu’un, Saïed. Et t’as été la première personne à qui j’aie pensé. »

Ça parut le flatter quelque peu mais, enfin, c’était loin d’être l’enthousiasme. « C’est juste que c’est pas mon truc.

— Branche-toi, et ça le sera. »

Il examina la question sous ses deux aspects et s’aperçut que j’avais raison. Il retira son keffieh, qu’il avait replié en une espèce de turban, sortit d’une pichenette le mamie qu’il portait et se brancha l’Archie Goodwin à la place.