Ça ne m’était pas encore venu à l’esprit. Même les soleils ne pouvaient m’alléger le moral après une telle nouvelle.
Une heure après, j’étais dans le bureau du lieutenant Okking. Comme d’habitude, ma visite n’avait pas soulevé chez lui d’enthousiasme excessif. « Audran, me lança-t-il, vous m’avez dégoté un nouveau cadavre ? Si la logique était respectée, alors vous devriez vous traîner ici mortellement blessé, dans un effort ultime pour implorer mon pardon avant de tirer votre révérence…
— Désolé, lieutenant.
— Enfin, on peut toujours rêver, non ? »
Ye salaâm, toujours aussi marrant, le bougre. « Je suis censé collaborer plus étroitement avec vous et vous êtes censé coopérer de plein gré avec moi. Papa estime préférable que nous mettions en commun nos informations. »
Il me regarda comme s’il venait de renifler un truc en décomposition dans les parages. Il marmonna dans sa barbe quelques paroles inintelligibles. « Je n’aime pas trop que ce monsieur condescende à intervenir ainsi dans l’enquête, Audran, et vous pourrez le lui dire de ma part. Il ne va que me compliquer la tâche. Friedlander bey se met en danger plus qu’autre chose en vous amenant à vous immiscer dans les affaires de la police.
— Ce n’est pas son avis. »
Okking opina, maussade. « Très bien, que voulez-vous que je vous dise ? »
Je me calai dans mon siège et tâchai de prendre un air dégagé. « Tout ce que vous savez sur Lutz Seipolt et le Russe qui s’est fait tuer dans la boîte à Chiri. »
Surprise d’Okking. Il lui fallut un moment pour se ressaisir. « Audran, quel rapport peut-il bien exister entre les deux ? »
On avait déjà abordé la question ; je savais qu’il essayait simplement d’atermoyer. « Il doit y avoir recoupement des mobiles ou bien quelque conflit plus large qui nous dépasse, à l’œuvre dans le Boudayin.
— Pas nécessairement, rétorqua le lieutenant. Le Russe ne faisait pas partie du Boudayin. C’était un petit fonctionnaire anonyme qui a mis les pieds dans votre quartier uniquement parce que vous lui aviez donné rendez-vous.
— Vous vous y entendez pour changer de sujet, Okking. Répondez plutôt à ma question : D’où vient Seipolt et que fait-il ?
— Il a débarqué ici il y a trois ou quatre ans ; il venait de quelque part dans le IVe Reich – Francfort, je crois. Il s’est installé comme agent d’import-export – vous savez à quel point ça peut être vague. Son principal domaine d’activité concerne les produits alimentaires et les épices, le café, un peu de coton et de textile, les tapis d’Orient, les articles de bazar en cuivre et en laiton, les bijoux de fantaisie, la verrerie muski du Caire et quelques autres babioles. C’est un personnage important dans la communauté européenne, il semble faire de jolis bénéfices et n’avoir jamais été impliqué dans une forme quelconque de trafic international. C’est à peu près tout ce que je sais.
— Pouvez-vous alors imaginer pour quelle raison il a braqué une arme sur moi quand j’ai voulu lui poser quelques questions sur Nikki ? »
Okking haussa les épaules. « Peut-être qu’il aime bien préserver sa vie privée. Écoutez, vous n’avez pas spécialement l’air d’un type inoffensif, Audran. Peut-être qu’il a cru que vous étiez là pour le braquer et vous tirer avec sa collection de statues antiques, de scarabées et de souris momifiées.
— Vous êtes donc déjà allé chez lui ? »
Okking hocha la tête. « Je reçois des rapports. Je suis un fonctionnaire de police influent, vous avez oublié ?
— C’est vrai, j’oublie toujours. Donc, l’approche Nikki-Seipolt est une impasse. Et le Russe, Bogatyrev ?
— C’était une fourmi au service des Biélorusses. D’abord son gosse disparaît, ensuite il a la malchance d’intercepter la bastos de ce James Bond. Il a encore moins de rapport que Seipolt avec les autres meurtres. »
Je souris. « Merci, lieutenant. Friedlander bey voulait que je m’assure que vous n’aviez pas découvert récemment de nouveaux indices. Loin de moi l’envie de vous gêner dans votre enquête. Dites-moi simplement ce que je devrais faire à présent. »
Il fit la grimace. « Je vous suggérerais bien de vous lancer dans une recherche de preuves en Terre de Feu ou en Nouvelle-Zélande ou n’importe où je ne risque pas de vous avoir sur le dos, mais vous rigoleriez et ne me prendriez pas au sérieux. Alors, tâchez plutôt de retrouver tous ceux qui peuvent avoir eu une dent contre Abdoulaye ou de savoir si quelqu’un de précis avait un motif pour tuer les Sœurs Veuves noires. De découvrir si l’une des Sœurs n’aurait pas été vue en compagnie d’un individu inconnu ou suspect juste avant de se faire tuer.
— D’accord », et je me levai. Je venais de me faire mener en bateau en première classe, mais je voulais lui laisser croire qu’il m’avait blousé. Peut-être qu’il détenait quelques indices majeurs qu’il ne voulait pas me faire partager, malgré les recommandations de Papa. Cela pourrait expliquer qu’il mente avec cette désinvolture. Quoi qu’il en soit, j’avais bien l’intention de revenir faire un tour ici – quand Okking ne serait pas dans les parages – et de consulter les archives sur ordinateur pour fouiller un peu plus avant dans le passé de Seipolt et de Bogatyrev.
Quand j’arrivai à la maison, Yasmin me montra la table. « Quelqu’un t’a laissé un message.
— Ah ouais ?
— On a juste frappé à la porte et glissé ça dessous. Je suis allée ouvrir mais il n’y avait plus personne. Je suis descendue mais il n’y avait pas un chat non plus sur le trottoir. »
Je sentis un frisson. Je déchirai l’enveloppe. Elle contenait un bref message composé sur imprimante. Qui disait :
AUDRAN
À TON TOUR !
JAMES BOND N’EXISTE PLUS.
JE SUIS UN AUTRE À PRÉSENT.
PEUX-TU DEVINER QUI ?
PENSE À SÉLIMA ET TU SAURAS.
ÇA NE TE SERVIRA PAS À GRAND-CHOSE,
PARCE QUE TU SERAS MORT BIENTÔT !
« Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Yasmin.
— Oh ! rien. » Je sentais ma main trembler légèrement. Je tournai le dos à Yasmin, fis une boulette du papier et le fourrai dans ma poche.
15.
Depuis la nuit où Bogatyrev avait été tué chez Chiri, j’avais quasiment éprouvé toutes les émotions fortes que peut ressentir un individu. Il y avait eu le dégoût, la terreur et le soulagement. J’avais connu la haine et l’amour, l’espoir et le désespoir. J’avais été tour à tour timide et hardi. Pourtant, rien ne m’avait rempli d’une fureur telle que celle qui montait à présent en moi. Passé l’ébranlement initial, les notions comme l’honneur, la justice et le devoir se retrouvaient submergées sous le besoin tout-puissant de rester en vie, d’éviter de se faire tuer. Le temps du doute était passé. On m’avait menacé – moi – personnellement. Le message anonyme avait captivé mon attention.
Ma rage se dirigea aussitôt sur Okking. Il me dissimulait des informations, couvrait peut-être quelque chose, et mettait ma vie en danger. Qu’il ait eu envie de faire courir des risques à Abdoulaye ou Tami, fort bien, je suppose que c’est les affaires de la police. Mais me faire courir des risques, à moi, ça, c’est mon affaire. Quand je débarquerai dans son bureau, Okking allait l’apprendre à ses dépens. Par la manière forte.
Je remontai la Rue d’un pas décidé, fulminant et me répétant ce que j’allais dire au lieutenant. Il ne me fallut pas longtemps pour tout mettre au point. C’est Okking qui serait surpris de me revoir, à peine une heure après que j’avais quitté son bureau. Je comptais débouler avec perte et fracas, claquer sa porte à en briser les carreaux, lui jeter à la figure une menace de mort et exiger l’aveu complet des faits. Sinon, j’étais prêt à le traîner au sous-sol dans l’une des salles d’interrogatoire, histoire de le faire rebondir contre les murs pendant un petit moment. Et il y avait fort à parier que le sergent Hadjar serait ravi de me donner un coup de main.