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Parvenu à la porte de la lisière orientale du Boudayin, mon pas se fit un peu hésitant. Une nouvelle idée s’était forcé un passage dans mon esprit. J’avais éprouvé cette petite sensation irritante d’inachevé ce matin en discutant avec Okking ; j’avais ressenti la même chose après avoir découvert le corps de Sélima. Je laissais toujours mon inconscient travailler dessus et, tôt ou tard, l’énigme finirait par se résoudre. Et voilà que je tenais ma réponse, telle une sonnerie électrique se déclenchant dans ma tête.

Question : Qu’est-ce qui manque dans le tableau ?

Réponse : Voyons ça de plus près. Primo, nous avons eu plusieurs meurtres inexpliqués dans le quartier au cours des dernières semaines. Combien ? Bogatyrev, Tami, Devi, Abdoulaye, Nikki, Sélima. Bien. Maintenant, que fait la police quand elle se heurte à un mur lors d’une enquête criminelle ? La police travaille de manière répétitive, obstinée, méthodique. Elle reconvoque tous les témoins et les fait répéter leurs dépositions, au cas où l’on aurait négligé quelque indice vital. Les flics reposent les mêmes questions cinq, dix, vingt, cent fois. Ils vous traînent au poste, ou vous réveillent au beau milieu de la nuit. Encore des questions, encore les mêmes réponses sans intérêt.

Avec un tableau présentant six meurtres inexpliqués et apparemment reliés entre eux, pourquoi la police n’avait-elle pas plus enquêté, fouiné, harcelé ? Je n’avais pas eu à répéter mes dépositions, et je doutais que Yasmin ou n’importe qui d’autre ait eu à le faire.

Okking et le reste du service ne devaient pas y toucher. Sur mon honneur et la prunelle de mes yeux, pourquoi donc ne poursuivaient-ils pas leur enquête ? Six morts déjà, et j’étais certain que le chiffre allait monter. On m’avait déjà personnellement promis un cadavre de plus – le mien.

En arrivant à la maison poulaga, je passai devant le sergent de garde sans un mot. Je n’avais pas en tête des idées de procédure ou de protocole. Plutôt des idées de sang. Peut-être était-ce la mine que j’arborais ou bien l’aura ténébreuse qui m’accompagnait, toujours est-il que personne ne m’arrêta. Je gravis l’escalier et coupai à travers le dédale de corridors jusqu’à me retrouver nez à nez avec Hadjar, assis devant le Q.G. étriqué d’Okking. Hadjar devait avoir lui aussi remarqué mon expression car il se contenta de lever le pouce derrière son épaule. Il n’avait pas l’intention de s’interposer devant moi, encore moins de se risquer à affronter le patron. Hadjar n’était pas malin, mais il était retors. Il allait nous laisser nous bouffer le nez, Okking et moi, mais en se gardant bien de rester dans les parages. Je ne me souviens plus si je lui ai dit ou non quelque chose. Tout ce que je sais, c’est que je me retrouvai penché au-dessus du bureau d’Okking, agrippant du poing droit le devant de sa chemise en coton. Nous étions tous les deux en train de gueuler.

« Qu’est-ce que ça veut dire, bordel ? » hurlai-je en lui brandissant sous le nez la feuille d’imprimante. Ce fut tout ce que je pus faire avant de me faire alpaguer et clouer au sol par deux policiers tandis que trois autres me tenaient en respect avec leur pistolet à aiguille. J’avais déjà le cœur qui battait la chamade ; s’il accélérait encore, il allait exploser. Je fixai l’un des flics, lorgnant la petite gueule noire de son arme. J’avais envie de lui expédier mon pied dans la figure mais j’étais incapable de bouger.

« Lâchez-le », dit Okking. Il haletait, lui aussi.

« Lieutenant, objecta l’un des hommes, si…

— Lâchez-le. Immédiatement. »

Ils me lâchèrent. Je me relevai, regardai les pandores rengainer leur artillerie et quitter la pièce. Tous grommelaient. Okking attendit que le dernier eût franchi le seuil puis il referma lentement la porte, se passa la main dans les cheveux et regagna son bureau. Il consacrait beaucoup de temps et d’efforts à se calmer. Je suppose qu’il n’avait pas envie de me reparler avant d’être parvenu à se dominer. Finalement, il s’assit dans son fauteuil pivotant et me regarda. « Qu’est-ce qui se passe ? » demanda-t-il. Pas de fanfaronnade, pas de sarcasme, pas de menaces voilées ni de cajoleries de flic. Tout comme ma phase de peur et d’incertitude était passée, de même était passée sa période de mépris et de condescendance professionnels.

Je posai le message sur son buvard et le lui laissai lire. Je m’installai dans une chaise en plastique anguleuse près de son bureau et attendis. Je le vis achever sa lecture : il ferma les yeux, se massa les paupières avec lassitude. « Seigneur Jésus, murmura-t-il.

— Qui qu’ait pu être ce James Bond, il a troqué ce mamie contre un autre. Il a dit que je saurais lequel pour peu que j’y réfléchisse. Tout ça ne fait résonner aucun signal en moi. »

Okking fixait le mur derrière lui, récapitulant mentalement la scène du meurtre de Sélima. D’abord, ses yeux s’agrandirent à peine, puis sa bouche se mit à béer légèrement, enfin il gronda : « Oh ! mon Dieu…

— Quoi ?

— Que diriez-vous de Xarghis Moghédhîl Khan ? »

J’avais déjà entendu ce nom mais je n’étais pas certain de situer au juste Khan. Je savais malgré tout que je n’allais pas l’aimer. « Parlez-moi de lui.

— Ça remonte à une quinzaine d’années. Ce psychopathe s’était proclamé le nouveau prophète de Dieu, quelque part dans l’Àssam, le Sikkim ou un de ces autres coins d’Orient. Il disait qu’un ange bleu resplendissant s’était présenté devant lui, porteur de révélations et de proclamations divines, la plus urgente étant que Khan aille sauter toutes les femmes blanches qui lui tomberaient sous la main et assassine tous ceux qui s’aviseraient de s’interposer. Il se vantait d’avoir réglé leur compte à trois cents hommes, femmes et enfants avant qu’on mette fin à ses agissements. Il devait tuer encore quatre personnes en prison avant qu’on l’exécute. Il aimait bien arracher les organes de ses victimes en offrande à son ange de métal bleu. Des organes différents selon les jours de la semaine, les phases de la lune ou je ne sais quelle connerie. »

Il y eut quelques secondes de silence angoissant. Puis je remarquai : « Il risque d’être bien pire en Khan que lorsqu’il était en Bond. »

Okking acquiesça, lugubre. « À lui seul, Xarghis Moghédhîl Khan fait passer toute la collection de brutes du Boudayin pour une joyeuse famille de chats et souris de dessins animés. »

Je fermai les yeux ; je me sentais désemparé. « Il faut absolument qu’on découvre si c’est un simple dément sanguinaire ou bien s’il travaille pour quelqu’un. »

Le lieutenant continua de fixer le mur opposé quelques instants encore, retournant quelque idée dans sa tête. Sa main droite jouait nerveusement avec une petite sirène en bronze de pacotille posée sur son bureau. Finalement, son regard revint sur moi. « Là, je peux vous aider, me dit-il doucement.

— J’étais sûr que vous en saviez plus que vous ne vouliez le dire. Vous savez pour qui travaille ce Bond-Khan. Vous savez que j’avais raison de considérer qu’il s’agissait d’assassinats prémédités, c’est ça ?

— On n’a pas le temps de se congratuler et de se décerner des médailles. On pourra voir ça plus tard.

— Vous feriez bien de cracher tout le morceau. Si jamais Friedlander bey vient à apprendre que vous retenez cette information, il va vous faire virer avant que vous ayez eu le temps de prononcer des excuses.