« Je ne quitte pas le commissariat jusqu’à ce que cette affaire soit réglée, m’avoua-t-il. Je campe sur place entouré de cent cinquante flics amis pour surveiller mes arrières.
— J’espère pour vous qu’aucun d’eux n’est l’exécuteur des basses œuvres de Bogatyrev. » Okking grimaça. L’idée avait déjà dû l’effleurer.
J’aurais aimé savoir la longueur de la liste, savoir combien de noms encore suivaient le mien et celui d’Okking. Ce fut un choc quand je pris conscience que Yasmin pouvait bien en faire partie elle aussi. Elle en savait au moins autant que Sélima ; plus, même, parce que je lui avais dit ce que je savais et fait part de mes soupçons. Et Chiriga, son nom s’y trouvait-il aussi ? Et ceux de Jacques, Saïed et Mahmoud ? Et combien d’autres encore parmi mes connaissances ? En repensant à Nikki, passé de prince à princesse, puis à cadavre, en pensant à tout ce qui m’attendait, je me sentis anéanti. Je regardai Okking et me rendis compte qu’il était anéanti lui aussi. Bien plus que moi. Sa carrière ici était terminée, maintenant qu’il avait reconnu être un agent étranger.
« Je n’ai plus rien à vous dire.
— Si jamais vous apprenez quelque chose ou si j’ai besoin de vous toucher…
— Je serai ici, me dit-il d’une voix éteinte. Inchallah. » Je me levai et quittai son bureau. J’avais l’impression de m’évader de prison.
Une fois sorti du commissariat, je déclipsai mon téléphone et parlai dans le micro tout en marchant. J’appelai l’hôpital et demandai le Dr Yeniknani.
Sa voix profonde résonna dans l’écouteur : « Bonjour, monsieur Audran.
— Je voulais prendre des nouvelles de la vieille dame, Laïla.
— Pour être franc, il est encore trop tôt pour se prononcer. Il se peut qu’elle se rétablisse après un certain temps mais cela semble improbable. Elle est âgée et fragile. Je l’ai mise sous sédatifs et elle est sous surveillance permanente. J’ai bien peur qu’elle ne tombe dans un coma irréversible. Même si cela n’arrive pas, il est extrêmement improbable qu’elle recouvre jamais ses facultés mentales. Elle ne sera plus jamais capable d’être autonome ou d’accomplir les tâches les plus simples. »
Je pris une profonde inspiration et l’exhalai avec un soupir. Je me sentais responsable.
« Allah est ce qu’ordonne Allah, dis-je, engourdi.
— Loué soit Allah.
— Je vais demander à Friedlander bey de prendre en charge ses frais d’hospitalisation. Ce qui lui est arrivé est la conséquence de mes recherches…
— Je comprends, dit le Dr Yeniknani. Il est inutile d’en parler à votre protecteur. La femme est traitée dans le cadre du service public de santé.
— Je parle au nom de Friedlander bey comme au mien propre : nous ne savons comment exprimer nos remerciements.
— C’est un devoir sacré, répondit-il simplement. Nos techniciens ont pu déterminer ce qui était enregistré sur ce module. Désirez-vous le savoir ?
— Oui, bien sûr.
— Il y a trois bandes. La première, comme vous le savez, est l’enregistrement des réponses d’un félin affamé, maltraité et impitoyablement provoqué, apparemment un tigre du Bengale. La seconde bande est l’imprégnation cérébrale d’un bébé humain. La dernière bande est la plus répugnante de toutes. C’est la capture des derniers instants de conscience d’une femme qu’on vient juste d’assassiner.
— Je savais que j’étais à la recherche d’un monstre mais, de ma vie, je n’ai jamais rien entendu d’aussi dépravé. » J’étais complètement écœuré. Ce dément n’avait pas la moindre barrière morale.
« Un conseil, monsieur Audran. N’utilisez jamais de module fabriqué d’une manière aussi artisanale. L’enregistrement est grossier, avec énormément de “bruit” de fond dangereux. Ils sont dépourvus des sauvegardes intégrées dans les modules de fabrication industrielle. Un usage trop fréquent de mamies pirates entraîne des dégâts pour le système nerveux central et, par là, pour le corps tout entier.
— Facile à prédire : quand l’assassin se fera faire une copie du module.
— À moins que Okking ou moi ou un autre ne l’ait coincé auparavant.
— Faites attention, monsieur Audran. C’est, comme vous l’avez dit, un monstre. »
Je remerciai le Dr Yeniknani et replaçai le téléphone à ma ceinture. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la pauvre existence misérable que Laïla avait encore devant elle. Je pensai également à mon ennemi sans visage qui détournait le mandat confié par les royalistes biélorusses pour donner libre cours à son désir refoulé de commettre des atrocités. Les nouvelles de l’hôpital changeaient du tout au tout les plans que j’avais jusque-là esquissés. Je savais désormais ce qu’il me restait à faire et j’avais une assez bonne idée des moyens d’y parvenir.
En remontant la Rue, je rencontrai Fouad le Débile définitif. « Marhaba », me dit-il. Puis il me lorgna en louchant, une main en visière devant ses yeux myopes.
« Comment va, Fouad ? » lui demandai-je. Je n’étais pas d’humeur à tailler une bavette avec lui. J’avais certains préparatifs à faire.
« Hassan veut te voir. Un truc en rapport avec Friedlander bey. L’a dit que tu saurais ce qu’il veut dire.
— Merci, Fouad.
— Non, c’est vrai ? Tu sais ce qu’il veut dire ? » Il cligna les yeux, avide de cancans.
Je soupirai. « Ouais, d’accord. Je sais. Bon, faut que j’y aille…» J’essayai de me dégager.
« Hassan a dit que c’était vraiment important. C’est quoi, Marîd ? Tu peux me le dire. Je sais garder un secret. »
Je ne répondis pas. Je doutai que Fouad fût capable de garder quoi que ce soit, et encore moins un secret. Je lui donnai simplement une tape sur l’épaule, comme si c’était un pote, et lui tournai le dos. Je fis un crochet par la boutique d’Hassan avant de rentrer chez moi. Le jeune Américain était toujours assis sur son tabouret dans la pièce vide. Il me gratifia d’un sourire d’invite à vous glacer le sang. J’en étais sûr à présent : il m’aimait bien. Je ne dis pas un mot mais fonçai vers l’arrière-boutique où je trouvai Hassan. Il se livrait à son activité habituelle, qui est de vérifier des bordereaux et de comparer des listes d’expédition avec le contenu de ses caisses et cartons. Il me vit et sourit. Apparemment, lui et moi étions en bons termes désormais ; c’était tellement difficile de suivre ses sautes d’humeur que j’y avais renoncé. Il reposa son calepin, me mit une main sur l’épaule et m’embrassa sur la joue, à la mode arabe. « Bienvenue, ô mon neveu chéri.
— Fouad m’a dit que tu avais un message pour moi de la part de Papa. »
Le visage d’Hassan devint sérieux. « C’est simplement ce que j’ai dit à Fouad. Le message venait de moi. Je suis préoccupé, ô Maghrebi, je suis bien plus que préoccupé – je suis terrifié. Je n’ai pas dormi depuis quatre nuits et quand je m’assoupis, je fais les rêves les plus horribles. Je pensais que rien ne pouvait être pire que lorsque j’ai découvert Abdoulaye… quand je l’ai découvert…» Il hésita. « Abdoulaye n’était pas un saint, nous le savons, toi et moi ; pourtant, nous étions, lui et moi, étroitement associés depuis un bon nombre d’années. Tu sais que je l’employais, tout comme Friedlander bey m’emploie également. Et voilà que ce dernier m’a averti que…» La voix d’Hassan se brisa et il resta incapable de poursuivre durant quelques instants. Je craignais de voir ce porc boursouflé s’effondrer pile devant moi. L’idée de devoir lui tapoter la main en lui disant : « Là, là », me répugnait au plus haut point. Il se reprit, toutefois, et poursuivit : « Friedlander bey m’a averti que d’autres de ses amis pouvaient encore être en danger. Dont toi, ô mon habile ami, et moi de même. Je suis certain que tu as évalué l’étendue des risques depuis plusieurs semaines, mais moi, je ne suis pas un homme courageux. Friedlander bey ne m’a pas choisi pour accomplir ta tâche parce qu’il sait que je n’ai aucun courage, aucune ressource intérieure, aucun honneur. Je dois me montrer dur avec moi-même parce que dorénavant, je vois bien la vérité : je n’ai absolument aucun honneur. Je ne pense qu’à moi, qu’au danger auquel je puis me trouver confronté, qu’à la possibilité que je puisse souffrir et connaître exactement le même sort que…» Arrivé à ce point, Hassan craqua effectivement : il se mit à pleurer. J’attendis patiemment que passe l’averse ; lentement, les nuages se dissipèrent, mais même alors le soleil ne reparut pas.