« Je prends mes précautions, Hassan. Nous devons tous prendre des précautions. Ceux qui ont été tués sont morts parce qu’ils étaient imprudents ou trop confiants, ce qui revient au même.
— Je ne fais confiance à personne, dit Hassan.
— Je sais. Si quelque chose peut te sauver la vie, ce sera peut-être ça.
— Comme c’est rassurant », fit-il, dubitatif. Je ne sais pas ce qu’il voulait – la promesse écrite que je garantirais sa petite vie scabreuse et pitoyable ?
« Tout se passera bien, Hassan ; mais si tu as tellement peur, pourquoi ne pas demander asile à Papa jusqu’à ce qu’on ait capturé ces tueurs ?
— Tu penses donc qu’il y en a plus d’un ?
— J’en suis sûr.
— Ça rend la situation deux fois pire. » Il se frappa du poing la poitrine à plusieurs reprises, en appelant à la justice d’Allah : qu’avait fait Hassan pour mériter cela ? « Qu’est-ce que tu vas faire ? » me demanda le petit commerçant au visage replet.
« Je ne sais pas encore. »
Hassan hocha la tête, pensif. « Alors, qu’Allah te protège.
— La paix soit sur toi, Hassan.
— Et sur toi de même. Emporte ce don de Friedlander bey. » Le « don » était encore une enveloppe pleine à craquer de billets.
Je ressortis en passant par le vestiaire et la boutique vide sans accorder un regard à Abdoul-Hassan. Je décidai de passer voir Chiri pour l’avertir et lui donner quelques conseils ; j’avais également envie de me planquer une demi-heure chez elle, le temps d’oublier quelques instants que je cherchais mon salut dans la fuite.
Chiriga m’accueillit avec son enthousiasme caractéristique. « Habari gani ? » s’écria-t-elle, l’équivalent swahili de « Quoi de neuf ? » Puis elle plissa les yeux en découvrant mes implants. « On me l’avait dit, mais j’attendais de te voir avant d’y croire. Deux ?
— Deux », reconnus-je.
Elle haussa les épaules. « Les possibilités…», murmura-t-elle. Je me demandai à quoi elle pensait. Chiri était toujours en avance sur moi quand il s’agissait d’imaginer des moyens de pervertir et détourner les institutions légales les mieux intentionnées.
« Alors, qu’est-ce que tu deviens, depuis le temps ? lui demandai-je.
— Toujours pareil, je suppose. L’argent rentre pas, il se passe jamais rien, c’est toujours le même putain de boulot chiant. » Elle me montra ses crocs aiguisés pour me faire comprendre que si l’argent ne rentrait peut-être pas dans la boîte, chez les filles ou chez les changistes, il rentrait en revanche chez Chiri. Et qu’elle ne se faisait pas chier non plus.
« Eh bien, dis-je, il va tous falloir qu’on s’y mette si l’on veut s’en sortir. »
Elle fronça les sourcils. « À cause du… euh…» Elle agita la main en un petit mouvement circulaire.
J’agitai la main de même. « Ouais, à cause du “euh”. Personne à part moi n’est prêt à croire que cette série de meurtres n’est pas terminée et que quasiment toutes nos connaissances sont des cibles potentielles.
— Ouais, t’as raison, Marîd, dit Chiri, dans un souffle. Mais merde, qu’est-ce que je devrais faire, d’après toi ? »
Là, elle m’avait. À peine l’avais-je convaincue qu’elle voulait aussitôt que je lui explique la logique employée par les assassins. Merde, j’avais passé un bout de temps à courir dans tous les sens pour la cerner, moi aussi. Tout le monde pouvait se faire rectifier, à tout moment, et sous n’importe quel prétexte. Maintenant que Chiriga me demandait un conseil pratique, tout ce que je pouvais lui répondre, c’était : « Fais gaffe. » Apparemment, vous n’aviez qu’une alternative : continuer à vaquer à vos affaires comme d’habitude mais en ouvrant un peu mieux les yeux, ou bien aller vivre sur un autre continent, par mesure de sécurité. Et encore, en supposant que vous ne choisissiez pas le mauvais continent et n’alliez pas vous jeter dans la gueule du loup ou le laisser vous accompagner…
Aussi haussai-je les épaules en lui avouant que l’après-midi m’avait l’air propice au gin-bingara. Elle se servit un grand verre, m’en servit un double (aux frais de la maison) et nous restâmes à nous regarder tristement dans le blanc des yeux. Pas question de blaguer, de flirter, d’évoquer le mamie Honey Pilar. Je ne jetai même pas un regard aux nouvelles filles ; quant aux autres, elles nous voyaient trop proches pour oser venir nous déranger pour me saluer. Quand j’eus torpillé mon gin, je pris un verre de son tendé – je commençais à lui trouver meilleur goût. La première fois que j’y avais tâté, j’avais eu l’impression de mordre dans le flanc de quelque animal crevé sous une souche depuis une semaine. Je me levai pour partir et puis un reste de vraie tendresse que je n’eus pas la promptitude de dissimuler me fit caresser la joue balafrée de Chiri et lui tapoter la main. Elle me balança un sourire qui avait quasiment retrouvé toute son ampleur. Je m’éclipsai avant qu’on ait décidé d’aller faire retraite ensemble au Kurdistan libre ou je ne sais trop où.
De retour à mon appartement, j’y découvris Yasmin qui s’employait à être en retard au boulot. Elle s’était levée tôt ce matin pour faire retomber sur moi sa douleur et sa peine, de sorte que pour se pointer à la bourre chez Frenchy, il lui avait quasiment fallu se rendormir pour remettre ça depuis le début. Du fond du pieu, elle me lança un sourire somnolent. « Salut », fit-elle d’une toute petite voix. Je crois que le demi-Hadj et elle étaient les deux seules personnes dans toute la ville à ne pas être complètement terrifiées. Saïed avait son mamie pour lui donner du courage mais Yasmin n’avait que moi. Avec une absolue confiance, elle était sûre que j’allais la protéger. Ça la rendait encore plus abrutie que Saïed.
« Écoute, Yasmin, j’ai un million de choses à faire, et il va falloir que tu restes chez toi pendant quelques jours, d’accord ? »
De nouveau, cet air blessé. « Tu veux pas de moi, c’est ça ? » L’air de dire : t’en as encore trouvé une autre ?
« Je n’ai pas envie te t’avoir ici parce que je constitue maintenant une énorme cible flamboyante. Cet appartement va devenir trop dangereux pour qui que ce soit. Je n’ai pas envie que tu te trouves dans la ligne de tir, pigé ? »
Elle aimait mieux ça ; ça voulait dire que je tenais encore à elle, la salope envapée. Vous êtes obligé de leur répéter ça toutes les dix minutes ou elles s’imaginent que vous vous dérobez par-derrière. « D’accord, Marîd. Tu veux que je te rende les clés ? »
J’y réfléchis une seconde. « Ouais. Comme ça, je saurai où elles sont ; je serai sûr que personne ne viendra te les piquer pour rentrer chez moi. » Elle les sortit de son sac à main et les lança dans ma direction. Je les récupérai. Elle fit mine d’aller au boulot et je lui répétai vingt ou trente fois que je l’aimais, que je serais super prudent et malin, et que je l’appellerais deux fois par jour, juste par mesure de sécurité. Elle m’embrassa, jeta un bref coup d’œil à sa montre, émit un cri faussement surpris et se précipita vers la porte. Elle était encore bonne pour filer à Frenchy son bon gros billet de cinquante.