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Sitôt que Yasmin fut partie, je me mis à rassembler mes affaires et constatai bientôt que ça ne faisait pas grand-chose. Je n’avais pas envie que l’un des deux exécuteurs vienne me surprendre à domicile, j’avais donc besoin d’un coin tranquille où m’installer jusqu’à ce que je me sente à nouveau en sécurité. Pour la même raison, j’avais envie de changer d’aspect physique. J’avais encore pas mal d’argent de Papa sur mon compte bancaire et les billets que je venais de récupérer chez Hassan me permettraient d’évoluer avec un minimum de liberté et de sécurité. Faire mes bagages ne me prenait jamais longtemps : je fourrai quelques affaires dans un sac en nylon noir, roulai ma boîte de papies spéciaux dans un T-shirt que je plaçai dessus, puis tirai la fermeture à glissière et quittai l’appartement. Parvenu sur le trottoir, je me demandai si Allah serait ou non ravi de m’accueillir à nouveau chez lui. Je savais bien que je me tracassais sans raison valable, comme on n’arrête pas d’agacer une dent creuse. Jésus, quel souci, de s’acharner désespérément à rester en vie…

Je quittai le Boudayin et traversai l’immense avenue pour gagner une galerie d’échoppes passablement luxueuses ; c’étaient plus des boutiques chic que le souk auquel on se serait attendu. Les touristes y trouvaient exactement les souvenirs qu’ils recherchaient, même si la majeure partie de cette pacotille était fabriquée dans d’autres pays, à des milliers de kilomètres d’ici. Il n’existe sans doute plus une seule forme d’artisanat local dans la ville, de sorte que les touristes déambulaient joyeusement entre des rangées de perroquets en paille bariolés venus du Mexique et des éventails en provenance de Kowloon. Ça ne gênait pas les touristes, de sorte que personne n’avait rien à y redire. C’est qu’on était tous très civilisés par ici, aux franges du désert.

J’entrai chez le tailleur pour hommes qui vendait des costumes trois-pièces à l’européenne. En temps ordinaire, je n’ai même pas de quoi m’acheter une demi-paire de chaussettes mais Papa me poussait à changer entièrement d’aspect. C’était tellement différent que je ne savais même pas ce dont j’avais besoin. Je m’en remis donc aux bons soins d’un employé qui semblait sincèrement vouloir aider les clients. Je lui fis comprendre que j’étais sérieux – parfois, des fellahîn entrent dans ce genre de boutique rien que pour le plaisir de coller leur transpiration aux costumes Oxxford. Je lui dis que je voulais m’équiper de pied en cap, lui indiquai combien j’étais prêt à dépenser et le laissai composer ma garde-robe. J’étais incapable d’assortir chemises et cravates – je ne savais même pas comment nouer une cravate, je me procurai une brochure sur les différents types de nœuds –, j’avais donc besoin des lumières de l’employé. Supposant qu’il devait toucher une soulte, je le laissai gonfler la note de quelque deux cents kiams. Il ne faisait pas simplement semblant d’être amical, comme la majorité des commerçants. Il n’avait même pas en un mouvement de recul à l’idée de me toucher, et j’étais pourtant à peu près aussi crado qu’il est possible. Rien que dans le Boudayin, ça exige d’être sacrément miteux.

Je réglai les vêtements, remerciai l’employé, et transportai mes emplettes deux rues plus loin, à l’hôtel Palazzo di Marco Aurelio. Cet établissement faisait partie d’une vaste chaîne internationale d’origine helvétique : tous se ressemblaient et aucun n’avait la moindre parcelle de l’élégance qui avait fait le charme de l’original. Peu m’importait. Je ne recherchais pas l’élégance ou le charme, je cherchais un endroit où dormir et où je ne risquais pas d’être passé au gril pendant mon sommeil. Je n’eus même pas la curiosité de demander pourquoi, dans cette place forte de l’Islam, l’hôtel portait le nom d’un quelconque enculé de Romain.

Le type à la réception n’avait pas l’attitude de l’employé dans la boutique du tailleur ; je vis aussitôt que c’était un snob, qu’on le payait pour être snob, que l’établissement l’avait formé à cultiver son snobisme naturel jusqu’à l’élever à des hauteurs stratosphériques. Rien de ce que je pouvais dire n’aurait pu ébranler son mépris ; il était aussi inébranlable qu’une borne. Je pouvais quand même y faire quelque chose et je ne m’en privai pas. Je sortis tout l’argent que j’avais sur moi et l’étalai sur le comptoir de marbre rose. Puis je lui dis que j’avais besoin d’une belle chambre à un lit pour une semaine ou deux et que je le réglais en liquide, d’avance.

Son expression ne changea pas – je le faisais toujours autant gerber – mais il appela un sous-fifre et lui demanda de me trouver une chambre. Ce ne fut pas long. J’emportai mes paquets dans l’ascenseur et me déchargeai du tout sur le lit dans ma chambre. Une belle chambre, je suppose, avec une vue superbe sur l’arrière-cour d’immeubles de bureaux du quartier des affaires. Je disposais quand même d’une chaîne holo, et d’une baignoire au lieu de la simple douche. Je vidai également mon sac de sport sur le lit et me changeai pour reprendre ma tenue arabe. Il était temps d’aller rendre une nouvelle visite à Herr Lutz Seipolt. Cette fois, je pris sur moi quelques papies. Seipolt était un homme rusé et son petit Reinhardt risquait de me poser des problèmes. Je m’enfichai un papie d’allemand et embarquai également quelques unités de contrôle des fonctions mentales/corporelles. Dorénavant, je n’allais plus apparaître que comme une tache floue pour les gens normaux. J’avais l’intention de ne m’attarder nulle part assez longtemps pour qu’on puisse relever ma trace. Marîd Audran, le superman des sables.

Bill était installé dans son vieux taxi fatigué et je montai à côté de lui à l’avant. Il ne me remarqua même pas. Il attendait les ordres de l’intérieur, comme d’habitude. Je l’appelai par son nom et dus lui secouer l’épaule pendant près d’une minute avant qu’il tourne la tête et me regarde en clignant les yeux. « Ouais ? fit-il.

— Bill, veux-tu me conduire chez Lutz Seipolt ?

— Je te connais ?

— Hm-hmm. On y est allés déjà il y a quelques semaines.

— Facile à dire pour toi, tiens. Seipolt, hein ? L’Allemand avec un faible pour les blondes tout en jambes ? J’aime mieux te prévenir tout de suite, t’es pas du tout son type. »

Seipolt m’avait expliqué qu’il n’avait désormais plus aucun faible pour personne. Mon Dieu, voilà que Seipolt m’avait menti lui aussi. Je vais vous dire, j’étais choqué. Je me calai dans la banquette et regardai la cité défiler autour de l’habitacle tandis que Bill s’y forçait un passage. Il rendait toujours le trajet un peu plus difficile qu’il n’était de mise. Évidemment, il évitait des trucs sur la route que la plupart des gens sont bien incapables de voir, et en plus il y parvenait fort bien. Je crois bien qu’il ne heurta pas un seul afrit de tout le trajet jusque chez Seipolt.

Je descendis du taxi et gagnai à pas lents la porte de bois massif de la villa. Je tapai, carillonnai, attendis mais personne ne vint. Je m’apprêtais à contourner la maison, avec l’espoir de tomber sur le vieux majordome, le fellah que j’avais rencontré lors de ma première visite. Le gazon était luxuriant et les plantes et les fleurs égrenaient leur agenda botanique. J’entendais le babil d’un oiseau tout en haut d’un arbre, un son devenu bien rare dans la cité, mais je ne décelai rien qui pût trahir une présence humaine dans la propriété. Peut-être que Seipolt était allé à la plage. Peut-être qu’il était allé dans la médînah s’acheter des cigognes en cuivre. Peut-être que Seipolt et Reinhardt les yeux bleus s’étaient pris l’après-midi et la soirée pour faire la tournée des endroits chauds de la cité, dîner et danser sous la lune et les étoiles.