Enfin, l’un des deux malabars qui gardaient Papa se dirigea vers moi. Je pénétrai dans le bureau intérieur ; Friedlander bey m’attendait, assis sur son antique divan de bois laqué. « À nouveau, tu me fais un grand honneur », me dit-il en m’indiquant une place en face de lui, de l’autre côté de la table, sur l’autre divan.
« L’honneur est pour moi de te souhaiter le bonsoir, lui répondis-je.
— Partageras-tu avec moi un morceau de pain ?
— Tu es particulièrement généreux, ô cheikh. » Je ne me sentais ni intimidé ni sur le qui-vive, comme lors de mes précédentes rencontres avec Papa. Après tout, j’avais fait pour lui l’impossible. Je devais garder sans cesse à l’esprit que le grand homme était désormais mon débiteur.
Les domestiques apportèrent le premier plat du repas et Friedlander bey mena la conversation, passant d’un sujet futile à l’autre. Nous picorâmes dans une vaste quantité de mets différents, tous plus succulents et parfumés les uns que les autres ; je décidai de déconnecter le papie coupe-faim et, aussitôt, m’aperçus à quel point j’étais affamé. Je n’eus aucun mal à faire honneur au festin de Papa. Je n’étais pas prêt toutefois à retirer les autres périphériques. Pas tout à fait encore.
Les domestiques servirent des plats d’agneau, de poulet, de bœuf et de poisson, accompagnés de légumes délicatement assaisonnés et d’un riz savoureux. Nous terminâmes avec un assortiment de fromages et de fruits frais ; quand tous les plats furent débarrassés, Papa et moi nous détendîmes en dégustant un café fort parfumé d’épices.
« Puisse ta table durer éternellement, ô cheikh, dis-je. Jamais je n’avais apprécié chère aussi fine. »
Il était ravi. « Je remercie Dieu qu’elle ait été à ton goût. Voudras-tu encore un peu de café ?
— Oui, merci, ô cheikh. »
Les domestiques étaient partis, ainsi d’ailleurs que les deux Rocs parlants. Friedlander bey me servit lui-même, geste de sincère respect. « Tu dois maintenant reconnaître que mes plans à ton égard étaient parfaitement justifiés, me dit-il doucement.
— Oui, ô cheikh. Et je t’en suis reconnaissant. »
Il écarta cela d’un geste. « C’est à nous, à cette ville et à moi-même, de t’en être reconnaissants, mon fils. Mais maintenant, il nous faut parler de l’avenir.
— Pardonne-moi, ô cheikh, mais nous ne pouvons songer sans risque à l’avenir tant que nous ne serons pas sûrs du présent. L’un des assassins qui nous menaçaient a été mis hors d’état de nuire mais il en reste encore un en liberté. Ce malfaiteur a peut-être regagné son pays natal, c’est vrai ; cela fait déjà un certain temps qu’il n’a plus occasionné de victimes. Malgré tout, il serait prudent pour nous d’envisager la possibilité qu’il soit encore dans cette ville. Nous serions donc bien avisés de chercher à connaître son identité et son point de chute. »
À ces mots, le vieillard fronça les sourcils et tira sur sa joue grise. « Ô mon fils, toi seul crois en l’existence de cet autre assassin. Je ne vois pas pourquoi l’homme qui était James Bond et aussi Xarghis Khan ne pourrait pas être également le tortionnaire qui a massacré Abdoulaye de manière si inqualifiable. Tu as mentionné les nombreux modules d’aptitude mimétique que Khan avait en sa possession. L’un d’eux ne pourrait-il faire de lui le démon qui a également massacré le prince héritier Nikolaï Konstantin ? »
Que devais-je faire pour les persuader tous ? « Ô cheikh, ta théorie requiert qu’un seul homme travaillerait à la fois pour l’alliance fascistes-communistes et les loyalistes biélorusses. Avec pour effet qu’il se neutraliserait à chaque fois. Cela retarderait certes l’issue, ce qui pourrait être à son avantage, quoique je ne voie pas comment ; et lui permettrait en sus de rapporter à l’un et l’autre camp des résultats positifs. Pourtant, en admettant que tout cela soit vrai, comment résoudrait-il la situation ? Il finirait par être récompensé par un camp et châtié par l’autre. Ce serait absurde d’imaginer qu’un seul homme puisse simultanément protéger Nikki et tenter de l’assassiner. En outre, le rapport médico-légal a conclu que l’homme qui a tué Tami, Abdoulaye et Nikki était plus petit et plus trapu que Khan, avec des doigts épais et boudinés. »
Un faible sourire se dessina fugitivement sur les traits de Friedlander bey. « Ta vision, ami respecté, est aiguë mais limitée dans sa perspective. J’ai personnellement déjà trouvé intérêt à soutenir les deux camps dans une querelle. Quel autre choix a-t-on lorsque se disputent deux amis bien-aimés ?
— Avec ton pardon, ô cheikh, je soulignerai que nous parlons là d’homicides de sang-froid, pas de querelles ou de disputes. Et ni les Allemands ni les Russes ne sont nos amis bien-aimés. Leurs querelles internes ne nous regardent en rien, ici dans notre ville. »
Papa hocha la tête. « Perspective limitée, répéta-t-il doucement. Quand les contrées infidèles de ce monde éclatent en morceaux, notre force se révèle. Quand les deux grands shaïtans, les États-Unis et l’Union soviétique, ont éclaté l’un et l’autre en une constellation d’États séparés, ce fut la marque d’Allah. »
« La marque ? » Je me demandais quel rapport pouvait avoir tout ceci avec Nikki, les fils dans mon cerveau et les pauvres habitants délaissés du Boudayin.
Les sourcils de Friedlander bey se rapprochèrent, le faisant soudain ressembler à un guerrier du désert, un de ces puissants chefs qui l’avaient précédé, brandissant l’irrésistible Épée du Prophète. « Le djihad », murmura-t-il.
Le djihad. La guerre sainte.
Je sentis un frémissement sur ma peau, entendis le sang gronder à mes oreilles. À présent que les nations jadis dominantes étaient réduites à l’impuissance par la pauvreté et les dissensions internes, le temps était venu pour l’Islam d’achever la conquête entamée tant de siècles plus tôt. L’expression de Papa n’était guère différente de celle que j’avais lue dans les yeux de Xarghis Khan.
« Il en sera selon les désirs d’Allah. » Friedlander bey soupira en m’adressant un sourire approbateur, bienveillant. Je lui passais de la pommade. Cet homme était désormais plus dangereux que jamais. Il détenait un pouvoir quasi dictatorial sur la cité qui, couplé à son grand âge et cette illusion de grandeur, me poussaient à marcher sur des œufs en sa présence.
« Tu me feras un grand honneur en acceptant ceci », et il se pencha au-dessus de la table pour me tendre une nouvelle enveloppe. Je suppose que quelqu’un dans sa situation doit s’imaginer que l’argent est le don idéal pour celui qui a tout. N’importe qui d’autre pourrait trouver cela blessant. Je pris l’enveloppe.
« Tu me combles. Combien pourrais-je exprimer mes remerciements.
— C’est moi qui suis ton débiteur, mon fils. Tu as fort bien réussi et je récompense ceux qui exaucent mes désirs. »