La plupart des filles voulaient se faire payer sept ou huit verres avant de songer simplement à entamer les négociations. Maribel était pressée par le chronomètre, elle n’avait pas de temps à perdre à ça. Si Yasmin était le Neiman-Marcus de la profession – et selon moi, elle l’était –, Maribel en était l’Abdoul-Maboul Super-Braderie.
C’est bien pourquoi je trouvais l’histoire de Frenchy un peu dure à avaler. Maribel n’aurait jamais l’occasion de découvrir des cicatrices sur la peau de son client. Pas en restant comme ça, assise à un coin de comptoir.
« Elle a ramené le mec chez elle, dit Frenchy, hilare.
— Qui irait chez Maribel ? » C’était quand même un peu gros.
« Quelqu’un qui a besoin de fric.
— Putain… C’est elle qui paie les mecs pour la baiser ?
— L’argent circule en ce bas monde comme tout le reste…»
Je remerciai Frenchy du renseignement et lui dis que j’avais besoin de parler à Maribel. Il rigola et retourna se percher sur son tabouret. J’allai m’installer sur le siège à côté d’elle. « Salut, Maribel. »
Elle dut me regarder un bon moment avant de me reconnaître. « Marîd », fit-elle gaiement. Entre la première syllabe et la seconde, sa main avait déjà bondi vers mon entrejambe. « Tu me paies un verre ?
— D’accord. » Je fis signe à Dalia, qui déposa devant la vieille un cocktail au champagne. Dalia m’adressa un sourire torve et je ne pus que hausser les épaules, impuissant. Dans la boîte à Frenchy, on servait toujours aux filles et aux changistes un grand gobelet en inox rempli d’eau glacée pour accompagner leur cocktail. Elles disaient que c’était parce qu’elles n’aimaient pas le goût de la liqueur, et que pour faire descendre tout cet alcool il fallait le faire passer avec de l’eau glacée. Elles sirotaient leur champagne ou autre liqueur forte, puis passaient à l’eau. Les clients trouvaient que c’était quand même dur pour ces pauvres filles d’être obligées d’ingurgiter deux ou trois douzaines de verres tous les soirs si elles n’aimaient pas l’alcool. En vérité, elles n’en buvaient pas une goutte : elles le recrachaient dans le gobelet métallique. À intervalles réguliers, Dalia récupérait le gobelet et le vidait en prétextant de renouveler les glaçons. Maribel n’avait pas besoin du crachoir : elle aimait bien sa gnôle.
Je dois le reconnaître, la main de Maribel était aussi experte que celle de n’importe quel orfèvre. La perfection naît de la pratique, je suppose. J’allais lui dire de s’arrêter et puis je songeai : qu’est-ce que ça peut foutre ! Ça fera toujours une expérience formatrice. « Maribel », commençai-je, Frenchy me dit que tu aurais vu quelqu’un avec des brûlures et des ecchymoses plein le corps. Tu te souviens de qui ?
— Moi ?
— Un client que t’as ramené chez toi.
— Quand ça ?
— Je ne sais pas. Si je pouvais trouver cet individu, il pourrait être en mesure de me dire certaines choses susceptibles de sauver des vies humaines.
— Vraiment ? Et y aurait une récompense à la clé ?
— Cent kiams. Si la mémoire te revient. »
Là, ça lui coupa le sifflet. Elle n’avait pas revu cent kiams d’un coup depuis ses années de gloire, et ça remontait au siècle précédent. Elle traqua ses souvenirs en désordre, cherchant désespérément à former une image mentale. « J’ vais t’ dire… y avait bien un type dans le genre, ça j’ m’en souviens ; mais pas moyen de me rappeler qui. J’ vais l’ retrouver, malgré tout. Si la prime tient toujours…
— Dès que la mémoire te revient, passe-moi un coup de fil ou dis-le à Frenchy.
— J’aurai pas à partager l’argent avec lui, hein ?
— Non. » Yasmin était sur scène à présent. Elle me vit assis avec Maribel, vit le mouvement d’ascenseur que décrivait son bras. Yasmin me jeta un regard dégoûté et détourna la tête. Je rigolai. « Merci, mais ça ira comme ça, Maribel.
— Tu pars déjà, Marîd ? remarqua Dalia. Ça n’a pas été long.
— T’occupe, Dalia. »
Je sortis de chez Frenchy, tracassé de voir mes amis, tout comme Okking, Hassan et Friedlander bey, se croire à présent en sécurité. Je savais que tel n’était pas le cas, mais ils n’avaient pas envie de m’écouter. J’en vins presque à souhaiter que quelque événement terrible se produise, rien que pour leur prouver que j’avais raison ; mais je n’avais pas envie d’en assumer la culpabilité.
Au milieu de leur soulagement et de leurs célébrations, je me sentais plus solitaire que jamais.
19.
« Tu n’en as pas envie. »
Audran le regarda. Assis devant lui, les yeux mi-clos, Wolfe ressemblait à une statue, pinçant les lèvres ou les faisant alternativement saillir en une moue dubitative. Il tourna la tête d’une fraction de centimètre et me dévisagea : « Tu n’en as pas envie, répéta-t-il.
— Mais si ! s’écria Audran. Je n’ai qu’une envie, c’est que toute cette histoire soit terminée.
— Toujours est-il (et il brandit un doigt) que tu continues à espérer qu’apparaisse une solution simple, un moyen quelconque qui n’engendre pas le danger ou, ce qui est pire encore dans ton optique, la laideur. Si Nikki s’était fait tuer proprement, simplement, alors tu aurais sans doute traqué son assassin sans relâche. Le fait est que la situation devient de plus en plus répugnante et tu n’as qu’un désir, y échapper. Regarde-toi un peu maintenant : planqué dans le placard à linge sale de quelque pauvre fellah anonyme. » Il fronça les sourcils, désapprobateur.
Audran se sentait condamné. « Tu veux dire que je ne m’y suis pas pris correctement ? Mais c’est toi le détective, pas moi. Moi, je ne suis qu’Audran, le nègre des sables assis sur le trottoir au milieu des gobelets en plastique et autres détritus. Toi-même tu répètes toujours que n’importe quel rayon conduira la fourmi au moyeu. »
Ses épaules se haussèrent d’une fraction de centimètre avant de retomber. Il se montrait compatissant. « Oui, je dis ça. Toujours est-il que si la fourmi décrit les trois quarts de la circonférence avant de choisir un rayon, elle risque de perdre plus que du temps. »
Audran ouvrit les mains, désemparé. « Je m’approche du moyeu à ma propre façon maladroite. Alors, si tu te servais un peu de ton génie excentrique pour me dire où je pourrais trouver cet autre tueur ? »
Wolfe posa les mains sur les bras de son fauteuil pour se redresser. Son expression était décidée, et c’est à peine s’il me remarqua en passant devant moi. Il était temps pour lui d’aller s’occuper de ses orchidées.
Quand j’eus déconnecté le mamie et remis à sa place les papies spéciaux, je me retrouvai assis par terre dans le placard de Jarir, la tête calée sur les genoux remontés. Les papies à nouveau en place, j’étais invincible – je n’avais plus faim, plus soif, plus peur, je n’étais même plus en colère. Je crispai la mâchoire, passai ma main dans mes cheveux ébouriffés. J’avais accompli toutes ces vaillantes prouesses. Pousse-toi, mec, c’est un boulot pour…
Pour moi, je suppose.
Un coup d’œil à ma montre m’apprit qu’on était en début de soirée. Impeccable : tous les petits égorgeurs et leurs victimes potentielles seraient de sortie.
J’avais envie de montrer à ce gros boursouflé de Nero Wolfe que les gens réels avaient eux aussi leurs sales manies. J’avais également envie de vivre le restant de mon existence sans éprouver cette perpétuelle envie de dégueuler dans la seconde qui suit. Ça voulait dire capturer l’assassin de Nikki. Je vidai l’enveloppe et comptait les billets. Il y avait plus de cinquante-sept mille kiams. J’avais escompté en trouver à peine plus de cinq. Je restai un bon moment à contempler tout cet argent, puis je le mis de côté, sortis ma boîte à pilules et m’avalai douze Paxium sans eau. Je sortis de mon réduit et passai devant Jarir. Je sortis sans lui adresser la parole.