Les rues dans ce secteur de la ville étaient déjà désertes mais plus j’approchais du Boudayin et plus je voyais de monde. Je franchis la porte orientale et remontai la rue. J’avais la bouche sèche, malgré les papies censés maintenir le couvercle sur mes glandes endocrines. C’était une bonne chose que je ne ressente aucune crainte parce que j’étais en réalité paralysé de terreur. Je croisai le demi-Hadj et il me dit quelques mots ; je me contentai de hocher la tête en passant mon chemin comme s’il avait été un parfait inconnu. Il devait y avoir un congrès ou un voyage organisé en ville car j’ai souvenance d’avoir remarqué quantité d’étrangers dans la Rue, contemplant, par petits groupes, les clubs et les cafés. Je ne prenais même pas la peine de les contourner : je leur fonçais droit dedans.
Quand je parvins devant l’échoppe d’Hassan, je trouvai porte close. Je restai planté là, à la fixer stupidement. Je n’avais pas souvenance de l’avoir jamais vue fermée. Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais rapporté le détail à Okking. Mais ça ne tenait pas qu’à moi : j’avais mes papies en plus, de sorte que, ni une ni deux, je n’hésitai pas un instant à projeter le pied dans la porte, près de la serrure, et celle-ci finit par s’ouvrir d’un coup.
Naturellement, Abdoul-Hassan, le jeune loubard amerloque n’était pas là pour m’accueillir, assis sur son tabouret dans la boutique vide. Je traversai celle-ci en deux ou trois foulées et, d’un geste, arrachai le rideau qui pendait tout au fond. Il n’y avait personne non plus dans l’arrière-boutique. Je traversai en hâte la pénombre entre les piles de caisses en bois et sortis par la lourde porte blindée donnant sur l’impasse. Il y avait une autre porte identique dans l’immeuble juste en face ; derrière celle-ci, la pièce dans laquelle j’étais allé marchander pour Nikki cette liberté dont elle avait si peu joui. Je m’y dirigeai et frappai violemment sur le panneau. Pas de réponse. Je frappai derechef. Finalement, une petite voix lança quelque chose en anglais.
« Hassan », m’écriai-je.
La petite voix répondit indistinctement, s’éloigna quelques secondes, puis cria encore autre chose. Je me promis que si je survivais à cette histoire, j’offrirais à ce gosse un papie d’arabe sans peine. Je sortis l’enveloppe pleine de billets et la brandis en gueulant : « Hassan ! Hassan ! »
Au bout de quelques secondes, une mince ouverture apparut. Je sortis un billet de mille kiams, le glissai dans la main du gamin, lui montrai tout le reste de la liasse et répétai : « Hassan ! Hassan ! » La porte se referma en chuintant et mes mille kiams disparurent.
Un instant plus tard, elle se rouvrit, mais cette fois j’étais prêt. J’en saisis le bord et tirai le battant, l’arrachant des mains du gosse. Déséquilibré, il poussa un cri mais lâcha bientôt prise. J’ouvris la porte à la volée, puis me pliai en deux lorsqu’il me décocha de toutes ses forces un coup de pied. Il était de trop petite taille pour m’avoir atteint là où il visait, n’empêche qu’il m’avait fait sacrément mal. Je l’empoignai par le devant de la chemise et lui envoyai deux ou trois claques puis lui cognai l’arrière du crâne contre le mur et le laissai s’affaler parmi les détritus de la ruelle. Je pris le temps de retrouver mon souffle ; les papies faisaient un sacré bon boulot, j’avais le cœur qui palpitait comme si j’étais en train de me taper une séance d’Illuztéria, et non pas de jouer ma vie pour de bon. Je soufflai juste le temps de me pencher pour récupérer le billet de mille que le Ricain tenait encore dans la main. « Compte toujours tes fîqs », ma maman me disait toujours.
Il n’y avait qu’une pièce au rez-de-chaussée. J’envisageai tout d’abord de claquer et verrouiller derrière moi la porte blindée, pour éviter que l’Amerloque ou un perdreau quelconque ne se faufile en douce à l’intérieur, à mon insu, mais décidai finalement que j’aurais plutôt intérêt à me réserver une sortie de secours rapide. Je m’approchai sans bruit, à pas lents et prudents, de l’escalier situé contre le mur à gauche. Sans les papies, j’aurais été ailleurs, à susurrer à l’oreille d’une belle étrangère dans quelque langue romantique. Je sortis ma panoplie de périphériques et les considérai. Les deux implants corymbiques n’étaient pas chargés à bloc ; je pouvais encore m’en enficher trois mais je portais déjà tout ce qui me paraissait nécessaire en cas de crise. À vrai dire, je les avais tous, sauf un : restait encore le modèle pirate spécial qui se raccordait directement à mon système punitif. Celui-là, je n’avais pas l’impression que je l’utiliserais de mon plein gré ; mais si jamais je devais affronter à nouveau l’équivalent de Xarghis Moghédhîl Khan sans autre arme qu’un couteau à beurre, autant me muer en bête vicieuse et grondante que rester un être humain raisonnable et gémissant. Tenant le papie pirate dans la main gauche, je gravis l’escalier.
Dans la pièce à l’étage, il y avait deux personnes. Hassan, un vague sourire aux lèvres et l’air juste un rien distrait, se tenait dans un coin en se frottant les yeux. Il paraissait assoupi. « Audran, mon neveu, s’écria-t-il.
— Hassan, répondis-je.
— Le garçon t’a laissé entrer ?
— Je lui ai filé un billet de mille et lui ai ôté la décision des mains. Et le billet de mille, par la même occasion. »
Hassan me servit son petit rire patelin. « J’aime bien ce garçon, comme tu le sais, mais c’est un Américain. » Je ne suis pas sûr de ce qu’il insinuait par là : « C’est un Américain, alors il est un peu stupide » ou bien « C’est un Américain, il y en a des tas d’autres. »
« Il ne nous dérangera plus.
— Bien, ô excellent ami », dit Hassan. Ses yeux glissèrent fugitivement vers le lieutenant Okking qui gisait écartelé sur le sol, pieds et poings liés par des cordelettes en nylon à des anneaux métalliques ancrés dans les murs. Il était manifeste qu’Hassan n’en était pas à son coup d’essai avec lui ; loin de là. Okking avait le dos, les jambes, les bras, la tête, marqués de brûlures de cigarettes et sillonnés de longues traînées écarlates de sang. S’il hurlait encore, je ne le remarquai pas, car les papies polarisaient tous mes sens sur Hassan. Okking était encore en vie, toutefois. Ça, je pouvais au moins le constater.
« T’as fini par coincer le flic. Ça t’embête qu’il n’ait pas le cerveau câblé ? T’aimes bien te servir de ce mamie de contrebande, pas vrai ? »
Hassan haussa un sourcil. « Oui, quel dommage, n’est-ce pas… Mais bien sûr, en revanche, ton implant suffira. C’est d’ailleurs un plaisir que j’attends avec impatience. Je te dois des remerciements, mon neveu, pour m’avoir suggéré le policier. Personnellement, j’avais toujours cru que mon hôte, ici présent, était le parfait abruti qu’il prétendait être. Tu as soutenu qu’il gardait par-devers lui des informations. Je ne pouvais prendre le risque que tu puisses avoir raison. » Je fronçai les sourcils et contemplai le corps d’Okking qui se tordait sur le sol. Je me promis que plus tard, quand j’aurais recouvré mes esprits, mon esprit, je vomirais.
« Depuis le début », dis-je comme si je discutais simplement du prix des beautés, « j’ai cru qu’il y avait deux tueurs porteurs de mamies. Quelle stupidité : c’était en fait d’un côté effectivement un mamie, et de l’autre un bon vieux fêlé de la cafetière. Je voulais me mesurer à quelque voyou d’envergure internationale, à un génie de la haute technologie quand il ne s’agissait en fait que du vieux cochon du quartier. Quel gâchis de temps, Hassan ! Je devrais avoir honte de piquer l’argent de Papa pour ça…» Sans cesser de parler, bien entendu, je m’approchais de lui, centimètre par centimètre, tout en fixant toujours Okking en hochant la tête : bref, adoptant le comportement du brave sergent de police dans les films, celui qui essaie d’amadouer le pauvre tordu pour l’empêcher d’enjamber la balustrade. Eh bien, vous pouvez me croire sur parole : c’est plus dur que ça en a l’air.