« Friedlander bey t’a payé le dernier kiam que tu verras jamais. » Son ton avait l’air sincèrement attristé.
« Peut-être, et peut-être pas…», dis-je, continuant à progresser à pas lents, sans quitter des yeux les doigts épais et boudinés d’Hassan, qui enserraient un poignard arabe tout ordinaire, à lame incurvée. « J’ai été tellement aveugle. Tu travaillais pour les Russes.
— Évidemment, cracha Hassan.
— Et tu as enlevé Nikki. »
Il leva les yeux sur moi, surpris. « Non, mon neveu, c’est Abdoulaye qui l’a fait, pas moi.
— Mais il suivait tes instructions.
— Celles de Bogatyrev.
— Abdoulaye l’a enlevée à la villa de Seipolt. »
Hassan se contenta d’acquiescer.
« Donc, elle était encore en vie la première fois que j’ai questionné Seipolt. Elle se trouvait quelque part chez lui. Il la voulait vivante. Puis, quand je suis retourné exiger de lui des réponses, c’est lui qui était mort. »
Hassan me fixait, en tripotant son couteau.
« Après la mort de Bogatyrev, tu l’as tuée et as fait disparaître son corps. Ensuite tu as tué Abdoulaye et Tami pour te protéger. Qui l’a forcée à écrire ces billets ?
— Seipolt, ô mon astucieux ami.
— Okking est donc le dernier. Le seul à pouvoir encore faire le lien entre toi et les meurtres.
— Avec toi, bien sûr.
— Bien sûr. T’es un sacré bon acteur, Hassan. Tu m’as bien eu. Si je n’avais pas trouvé ton module de contrebande…» (un rictus de surprise révéla ses dents éclatantes) « …et deux ou trois trucs qui reliaient Nikki à Seipolt, je n’aurais jamais eu la moindre piste. Mais l’assassin des Allemands et toi, vous avez accompli un boulot de première classe. Jamais je ne t’aurais démasqué jusqu’à ce que je comprenne que tous les renseignements importants, sans exception, transitaient par toi. De Papa à moi, et vice versa. Je l’avais sous le nez depuis le début ; tout ce qu’il fallait, c’était que j’ouvre les yeux. En fin de compte, la déduction était évidente : c’était toi, toi et tes putains de petits doigts gras et boudinés…» Je n’étais plus qu’à trois mètres de lui, prêt, toujours aussi prudemment, à avancer encore d’un pas, quand il me tira dessus.
Il avait un petit pistolet blanc avec lequel il expédia une rangée d’aiguilles en décrivant dans les airs un grand arc de cercle. Les deux dernières du chargeur me cueillirent au flanc, juste sous le bras gauche. Je les sentis vaguement, presque comme si elles avaient touché quelqu’un d’autre. Je savais que j’allais salement déguster d’ici un petit moment, et une partie de mon esprit, sous les papies, se demandait si les aiguilles étaient empoisonnées ou si ce n’étaient que des bouts de métal acérés destinés à me déchirer la chair. Si elles étaient enduites de drogue ou de poison, je le saurais bien assez tôt. Le temps était au désespoir. J’en oubliai complètement que j’avais le paralysant sur moi ; de toute manière, je n’avais aucune intention de me lancer dans un duel au pistolet avec Hassan. Je saisis le papie de contrebande et l’insérai alors même que je m’effondrais, blessé.
C’était comme… comme si je me retrouvais ligoté sur une table tandis qu’un dentiste me perforait le palais à la roulette. C’était comme de se trouver au bord d’une crise d’épilepsie sans y tomber franchement, en souhaitant soit qu’elle disparaisse, soit qu’elle se déclenche, histoire d’en être enfin débarrassé. C’était comme si les projecteurs les plus éblouissants du monde me vrillaient les yeux, comme si les bruits les plus tonitruants m’explosaient aux oreilles, comme si des démons m’avaient passé la chair au papier de verre, comme si des odeurs d’une puanteur repoussante m’assaillaient le nez, comme si le fumier le plus répugnant m’obstruait la gorge. J’étais volontiers prêt à mourir sur-le-champ, rien que pour faire cesser ce supplice.
À mourir, ou à tuer.
Je saisis Hassan par les poignets et plantai mes dents dans sa gorge. Je sentis le sang chaud m’éclabousser le visage ; je me souviens d’avoir remarqué quel goût merveilleux il avait. Hassan poussa un hurlement de douleur. Il me frappa la tête mais ne put se libérer de mon étreinte démente, purement bestiale. Il se débattit et nous tombâmes par terre. Il se dégagea, glissa un chargeur neuf dans son pistolet et me tira dessus, encore, et encore, tandis que je lui sautais à la gorge. Je lui déchirai la trachée à belles dents et lui plantai mes doigts dans les yeux. Je sentais le sang me dégouliner aussi le long des bras. Fou de douleur, Hassan poussait des cris horribles mais ils étaient quasiment noyés par mes propres hurlements. Le papie noir continuait à me torturer, brûlant toujours comme de l’acide dans ma tête. Tous mes cris, toute la férocité sauvage et furieuse de mon attaque, ne parvenaient en rien à diminuer mon tourment. Je continuais de griffer, lacérer, déchirer le corps sanglant d’Hassan.
Bien plus tard, je repris mes esprits, abruti de calmants, à l’hôpital. Onze jours avaient passé. J’appris que j’avais mutilé Hassan jusqu’à ce que mort s’ensuive, et même cela ne m’avait pas arrêté. J’avais vengé Nikki et tous les autres, mais en comparaison je faisais passer chacun de ses crimes pour le plus anodin des jeux d’enfants. J’avais mordu, déchiré le corps d’Hassan au point qu’il n’en restait à peine de quoi l’identifier.
Et j’avais fait subir le même sort à Okking.
20.
Ce fut Doc Yeniknani, le doux soufi turc, qui m’autorisa finalement à quitter l’hôpital. Hassan m’avait infligé ma part de blessures mais je n’avais pas souvenance de les avoir reçues, ce dont je suis reconnaissant à Allah. Les blessures par aiguille, lésions et autres lacérations, c’était encore le moins grave : les toubibs n’avaient eu qu’à recoller les morceaux et me badigeonner de gel cicatrisant. Ce coup-ci, mon traitement était suivi par ordinateur, fini les infirmiers acariâtres. Les médecins programmèrent dans la machine une liste de drogues, avec leur quantité et le nombre de prises que j’avais le droit de réclamer. Chaque fois que je voulais m’envoyer en l’air, je n’avais qu’à presser un bouton. Si je le pressais trop souvent, rien ne se produisait. Si j’attendais le délai adéquat, l’ordinateur m’enfilait de la soléine en intraveineuse directement dans le tuyau de perfusion. Je restai hospitalisé presque trois mois ; et à ma sortie j’avais le cul aussi lisse et doux qu’au jour de ma naissance. Un de ces quatre, faudra que je me procure un de ces injecteurs. Voilà qui pourrait révolutionner le commerce des stups. Oh ! ça en mettra bien quelques-uns au chômage mais que voulez-vous, de tout temps, tel a été le prix du progrès et de la libre entreprise.
La raclée que j’avais prise tandis que je transformais feu Hassan le Chiite en chair à boulettes n’aurait pas suffi à me garder au lit si longtemps. À vrai dire, ces blessures auraient pu être traitées au service des urgences et j’aurais pu me retrouver dehors quelques heures plus tard, prêt à aller dîner et sortir danser. Non, le vrai problème, il était dans ma tête. J’avais vu et fait trop de choses horribles : le Dr Yeniknani et ses collègues avaient estimé que s’ils se contentaient de déconnecter le papie punitif et ceux de blocage, il y avait un risque réel, au moment où tous les faits et les souvenirs reviendraient assaillir ma pauvre cervelle désormais sans défense, que je finisse aussi cinglé qu’une araignée chaussée de patins à glace.