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Il me laissa là et rentra chez lui, grâce à sa clef, mais cela n’avait pas d’importance car j’avais malgré tout fait un pas de géant hors de ma petite boîte, et je suis resté là un bon moment le sourire aux lèvres, à regarder la porte fermée comme si elle non plus n’était pas en bois.

Je suis rentré chez moi mais ne pus dormir, ça chantait d’amitié et il y avait des coquelicots en fleurs. J’aime les coquelicots à cause du nom qu’ils portent, co-que-li-cots. C’est gai et il y a même là-dedans des rires d’enfants heureux. J’ai souvent ainsi des moments d’orchestre intérieur, avec danses et légèreté, encouragement des violons et gentillesse populaire, à l’idée de toutes les richesses amicales qui m’entourent, des trésors enterrés qu’il suffit de découvrir, les deux milliards d’îles aux trésors, baignées par le grand fleuve Amour. Les gens sont malheureux parce qu’ils sont pleins à craquer de bienfaits qu’ils ne peuvent faire pleuvoir sur les autres pour cause de climat, avec sécheresse de l’environnement, chacun ne pense qu’à donner, donner, donner c’est merveilleux, on crève de générosité, voilà. Le plus grand problème d’actualité de tous les temps, c’est ce surplus de générosité et d’amitié qui n’arrive pas à s’écouler normalement par le système de circulation qui nous fait défaut, Dieu sait pourquoi, si bien que le grand fleuve en question en est réduit à s’écouler par voies urinaires. Je porte en moi en quelque sorte des fruits prodigieux invisiblement qui chutent à l’intérieur avec pourrissement et je ne puis les donner tous à Gros-Câlin, car les pythons sont une espèce extrêmement sobre et Blondine la souris, ce n’est pas quelque chose qui a de gros besoins, le creux de la main lui suffit.

Il y a autour de moi une absence terrible de creux de la main.

Il fait nuit et je le dis comme je le pense enroulé intérieurement en moi-même là où ça chante avec danses populaires, flûtes, coquelicots et sourires d’amitié. Dans le noir, on peut se permettre. On disait jadis que les murs ont des oreilles qui vous écoutent, mais ce n’est pas vrai, les murs s’en foutent complètement, ils sont là, c’est tout. On vous conseille de vous mettre bien avec eux. Seule Mlle Dreyfus pourrait venir faire la récolte des fruits et les empêcher de pourrir sur pied, j’ai lu dans le journal qu’il y a des personnes qui sont restées trente-six heures ensemble dans un ascenseur qui est tombé en panne, si cela pouvait nous arriver. Une panne, une vraie, pourrait nous permettre de nous libérer des voies circulatoires à sens unique et obligatoire et de nous rencontrer. L’idée même m’est venue de saboter astucieusement l’ascenseur pour qu’il tombe en panne ; mais on ne peut pas le faire quand on est enfermé dedans et que ça marche, il faudrait des complicités. J’ai même pensé à demander au garçon de bureau une aide extérieure, mais je n’ai pas osé car je suis sûr et certain qu’il a des activités subversives.

Je suis donc couché, écoutant mon émetteur clandestin, c’est un de ces moments où il me semble que je vais me lever, aller vers moi, me prendre dans mes bras et que je vais m’endormir ainsi dans le creux de la main.

Finalement, pas plus bête qu’un autre, je me contente, je me lève, je vais chercher Gros-Câlin dans son fauteuil et il se coule autour de moi et me serre très fort dans un but affectif.

J’avais Blondine au creux de ma main et Gros-Câlin me tenait bien au chaud également, car il y a des possibilités.

Mais une nuit, alors que nous dormions ainsi tous les trois sécurisés, un véritable triomphe contre nature, avec tout ce que cela ouvre comme perspectives, horizons et fin de l’impossible, il se produisit un drame effrayant, dont je fus le témoin impuissant dans mon sommeil. J’avais dû ouvrir ma main, la souris s’est trouvée exposée de tous côtés et Gros-Câlin obéit aussitôt aux lois de la jungle. Ce que put ressentir Blondine, lorsqu’elle fut confrontée avec la gueule ouverte du monstre d’ailleurs invisible dans le noir, mais dont on devine par l’angoisse la présence terrifiante, je le laisse deviner à tous ceux qui sont ainsi livrés à la situation dans laquelle on se trouve. Il n’y a pas de défense possible. Je fus pris d’une telle terreur que je crus pendant quelques instants que j’allais naître, car il est de notoriété que parfois des naissances se produisent sous l’effet de la peur. Il y avait là un conflit intérieur dont on n’a aucune idée, quand on manque de faiblesse nécessaire. Heureusement, lorsque je me suis réveillé, Gros-Câlin et Blondine dormaient paisiblement à leurs places respectives, rien n’était arrivé, c’était seulement moi. Je me suis quand même levé et je suis allé mettre la souris dans sa boîte, mais j’ai eu du mal à m’endormir ainsi avec moi-même.

Ce fut le lendemain, à neuf heures cinquante exactement, que se produisit l’événement tant attendu. J’avais déjà laissé passer plusieurs ascenseurs, attendant Mlle Dreyfus comme convenu entre nous par voie intuitive, lorsque je l’ai vue arriver, alors que j’étais déjà pris de panique à l’idée qu’elle n’allait pas venir et que j’allais recevoir une lettre d’elle me disant que tout était fini entre nous. Il y avait déjà onze mois que nous étions ensemble dans l’ascenseur tous les matins et il faut se méfier de la routine dans la vie commune, il ne faut pas qu’elle prenne peu à peu la place des rapports profondément ressentis.

J’étais assez énervé, parce que je venais d’être insulté.

Je m’étais arrêté au Ramsès pour prendre un café et il y avait à la table voisine une dame mûre avec un perroquet vert dans un panier qu’elle tenait sur ses genoux. Une personne qui se promène dans Paris avec un perroquet vert n’a pas à me faire des réflexions et pourtant elle éprouva le besoin de me dire, en me tendant un carton, avec un de ces sourires qui ont l’air de sortir tout droit des plats aigres-doux sur le menu des restaurants chinois :

— Tenez, monsieur. C’est un service nouveau, vous pouvez appeler jour et nuit, il y a toujours à qui parler. Vous trouverez cela dans le Bottin, rubrique des professions, le service s’appelle Âmes Sœurs. Ils ne font pas de propagande, rien, vous pouvez leur parler, ils vous posent des questions avec sollicitude, ils s’intéressent à vous, c’est tout. Il y a un abonnement avec prime, un joli cadeau qu’ils vous envoient pour votre anniversaire, vous pouvez être sûr qu’il y a chez eux quelqu’un spécialement chargé de penser à vous, ce jour-là.

J’étais furieux. Je suis habillé très correctement et je n’ai pas l’air d’un objet perdu.

— Et qu’est-ce qu’on fait, quand on a fini de lui parler, au téléphone ? On raccroche ?

— Ben, évidemment, dit la dame.

— Ben, évidemment, fis-je, du tac au tac, avec une dose d’ironie.

Je me déroulai de toute ma hauteur, en jetant le prix de la consommation sur la table.

— On raccroche, et on se retrouve seule avec son perroquet vert, dis-je. Seulement, madame, je vis maritalement avec une jeune femme dans l’ascenseur et je n’ai pas besoin d’appeler au secours par téléphone.