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Et puis j’ai eu une phrase extraordinaire.

— On n’adresse pas, madame, à Paris, la parole à un homme qui ne vous a rien fait !

Ce qui suivit prouve à quel point un homme se trompe parfois lorsqu’il se trouve chez les autres et à quel point les perroquets, même dont on ne se sépare jamais, sont insuffisants et défaillants lorsque le besoin s’en fait vraiment sentir. La bonne femme mûre se mit à pleurer sans que le moindre appel téléphonique vînt à son secours. Pas étonnant que les jeunes s’arment parfois de revolvers et tuent à tort et à travers par besoin fou d’amitié. C’était la première fois que quelqu’un pleurait à cause de moi et l’évidence de cette attention dont je venais d’être l’objet me bouleversa complètement.

Ce qui suivit à son tour prouve à quel point on se trompe parfois sur les perroquets verts. D’abord, elle (la bonne femme) se mit à pleurer, comme je l’ai noté scrupuleusement, sans que le téléphone se mît à sonner. Je répète pour l’importance : c’était la première fois que je faisais pleurer quelqu’un et la découverte de ce don que je possédais sans le savoir et qui était en mesure de me faciliter prodigieusement les rapports humains dans le grand Paris, me bouleversa complètement. J’entrevis dans un éclair de compréhension fraternelle des possibilités du tac au tac et d’égal à égal et de cohabitation urbaine démocratique qui me stupéfia, par les moyens qu’elle offrait à la manifestation de mon existence. Mais ce fut le perroquet surtout qui m’étonna par son espèce humaine, si difficilement perceptible à première vue, malgré mes recherches à la Bibliothèque nationale. Car cet individu volatile, qui s’était à présent tenu à l’écart de la discussion, dans le panier, sauta soudain sur l’épaule de la personne humaine en deux coups d’ailes et se mit à couvrir son visage usé par l’acquis de petits bicots, en criant :

— Boum ! Mon petit cœur fait boum !

— Vous ne me diriez pas ça si j’étais jeune et jolie ! me lança la personne humaine.

— Boum, boum, mon petit cœur fait boum ! hurla le perroquet avec rassurance.

La personne humaine lui donna une pistache et sourit, en portant son mouchoir à ses yeux. Là-dessus le perroquet tomba en panne.

— Boum, boum, boum, boum ! faisait-il.

— Et c’est l’amour qui s’éveille ! lui souffla la personne humaine.

Le perroquet se taisait avec des yeux ronds frappés d’incompréhension mon semblable mon frère. Ce n’était même plus un perroquet, c’était la chair de poule.

— Boum, boum ! fit le perroquet et il retourna dans le panier.

J’étais ému.

— J’élève un python, annonçai-je à la dame, pour lui faire comprendre que nous avions quelque chose en commun, des affectivités électives. Il a déjà fait plusieurs mues mais il reste toujours python, naturellement. Ce sont là des problèmes qui s’imposent.

Le patron du Ramsès sortit pour ramasser l’argent que j’avais jeté sur la table et nous dit que d’après la radio il y avait un bouchon de quinze kilomètres sur l’autoroute du Sud à hauteur de Juvisy. Je l’ai remercié. Il voulait sous-entendre sympathiquement qu’il n’y avait pas de bouchon ailleurs, que c’était libre, ouvert, avec possibilités. C’était une petite bonne femme à cheveux gris, une de celles qui ont beaucoup servi à rien et à personne. Elle devait tenir une boutique de quelque chose, faute de mieux. Je le porte par la présente à la connaissance de l’Ordre des Médecins, pour information, dans le cadre de l’avortoir et du droit sacré à la vie.

Je me rappelai également que je venais justement de voir, rue Ducrest, juste en face, une affiche secouriste avec photo, donnant toutes indications sur la façon de pratiquer le bouche-à-bouche, pour les noyés et autres. Il faut le faire immédiatement mais c’est toujours trop tard, car en général, dans la circulation et sur les trottoirs, on ne sait pas que l’on a affaire à un noyé. Le grand fleuve démographique, ce n’est pas du tout le grand fleuve Amour, croyez-moi, les noyés passent inaperçus, à cause de la force du courant dans le métro aux heures de pointe. Je fus donc sur le point de courir au plus pressé et de pratiquer le bouche-à-bouche sur la personne humaine à cheveux gris, car je ne crois pas du tout en ce sens aux vertus du téléphone en tant que bouche-à-bouche et souffle de secours. Du point de vue social et culturel, c’est ce qu’on appelle service de réanimation, avec trésors artistiques, pendant que le perroquet me regardait de ces yeux ronds frappés d’incompréhension comme si j’étais susceptible de réponse. La dame continuait à me sourire du fond du panier mais nous nous étions tout dit et nous manquions à présent de terrain commun, avec gêne et malaise. Je fis néanmoins preuve de ma présence d’esprit habituelle, ne voulant pas lui donner l’impression que je me désintéressais d’elle pour raisons comme tout le monde, et je fis quelques remarques appropriées sur le bouchon de quinze kilomètres sur l’autoroute du Sud à hauteur de Juvisy que le patron du Ramsès avait laissé en partant. Je le dis fortement, pour lui faire sentir que c’était dégagé ailleurs, je ne voulais pas la laisser dans le besoin. De là je glissai rapidement vers les statistiques et les grands nombres pour lui faire sentir que dans le tas, il pouvait se manifester des possibilités de naissance, les vignes ont survécu au phylloxéra, le souci du Ministre de la Santé d’augmenter sans cesse le nombre de vaches françaises, que j’ai trouvé dans son article dans Le Monde, n’était peut-être en réalité que celui du Ministre de l’Agriculture, à cause de la confusion des valeurs et des fautes d’imprimerie, et quelqu’un pouvait encore naître quelque part à la suite d’une défaillance de l’autorité, ou d’une fissure dans l’avortoir, comme il y a deux mille ans, lorsque soudain il y eut homme. Je fus cependant gêné dans mon bouche-à-bouche par le perroquet, qui me fixait de son regard rond consterné. Je persévérai, mais on comprendra que la consternation des perroquets au fond du panier dépasse de très loin les possibilités humaines.

Ici, je suis obligé de faire un détour et de rentrer chez moi, avant de revenir dans l’ascenseur et à l’événement capital qui s’y est produit, car Gros-Câlin me fit pendant mon absence un coup qui me jeta dans l’angoisse et dans les affres et dressa contre moi l’opinion publique de l’immeuble. Mais réflexion faite, afin de ne pas donner au lecteur intelligent une impression de confusion et de nœud inextricable, par suite de mes enroulements gracieux en spirales autour de mon sujet, je décide de rendre d’abord compte du bonheur qui me saisit dans l’ascenseur, lorsque Mlle Dreyfus, alors que nous venions à peine de décoller, me regarda droit dans les yeux, me montra ses dents blanches dans un sourire et me demanda, avec son doux accent des îles :

— Alors, et votre python ? Comment va-t-il ?

C’était la deuxième fois qu’elle s’intéressait ouvertement à moi, depuis notre rencontre mémorable sur les Champs-Élysées.

Je mis un étage à trouver ma voix, car je n’y voyais plus clair, comme toujours lorsqu’on a soudain le souffle coupé.

— Je vous remercie, lui dis-je calmement, car je ne voulais pas augmenter son trouble, je savais que les jeunes Noires sont terriblement émotives et vite effrayées, à cause des gazelles.

— Je vous remercie. Mon python va aussi bien que possible.

J’aurais pu lui dire « mon python va très bien, merci », mais justement, je ne voulais pas lui donner l’impression que tout allait si bien que l’on n’avait plus besoin d’elle. Je vis dans un éclair une biche effarouchée s’enfuir et disparaître sur la deuxième chaîne dans La Vie des Animaux. Je ne sais si on mesure suffisamment toute l’importance qu’un événement peut prendre, lorsqu’il risque de ne pas se produire.