— Mon python va aussi bien que possible. Il se développe normalement. Il a gagné deux centimètres cette année.
Il ne nous restait que deux étages pour tout nous dire et je me taisais avec tout le don d’expression dont je suis capable. Je porte d’habitude des lunettes noires de cinéaste, pour me donner du poids, comme si j’étais quelqu’un qui risquait d’être reconnu, mais je ne les avais pas mises ce jour-là, car je me sentais d’humeur « que le diable m’emporte », assez mousquetaire. Je pus donc m’exprimer tout mon saoul, grâce à mon regard qui était tout nu, je disais tout à Irénée, je crois même que mon regard chantait, avec orchestre et virtuose. De ma vie je n’ai été aussi heureux dans un ascenseur. Je lui donnai du fond du cœur tout mon perroquet frappé de consternation au fond du panier. J’ai vu soudain sur l’étal de toutes les boucheries la viande qui chantait d’une voix qu’elle s’était enfin donnée elle-même. Il y eut même soudain, au vu et au su, une telle hausse de la qualité de la viande, que l’on put enfin distinguer le bœuf de l’homme. Il y eut en moi quelque chose comme une naissance, ou tout au moins, pour ne pas me vanter, comme une fin du bifteck.
On avait alors dépassé Bangkok, Singapore et Hong Kong et l’ascenseur continuait à monter. J’ai toujours lu dans les journaux qu’il y a des naissances accidentelles partout, dans les trains, avions, taxis, mais je n’y ai jamais tellement cru, connaissant leurs façons avec le vocabulaire. Elle me regardait très attentivement, en minijupe. Je sentais que Mlle Dreyfus me comprenait dans tous mes recoins, un perroquet stupéfait dans un panier, une souris blanche dans une boîte, un python de deux mètres vingt de long qui faisait vingt nœuds à l’heure, dont j’étais le principal interprète, et son sourire se fit encore plus exprimé, il me semblait même que l’ascenseur montait au-delà de tout étage. C’est seulement lorsque je remarquai qu’il était redescendu au rez-de-chaussée et que j’étais seul, que j’ai pu me ressaisir.
Et ce n’était qu’un commencement. Car j’étais à peine remonté dans mon bureau que Mlle Dreyfus entrait, une tasse de café à la main et en pull-over avec des seins parfaitement sincères. J’ai omis de noter que la mini-jupe était en cuir fauve et les bottes également. Elle s’appuya contre l’IBM en remuant la cuiller dans le café.
— Ce python, est-ce qu’on peut venir le voir ?
Je fus à la hauteur. Lorsqu’on voit une personne qui veut vivre, il faut savoir se jeter à l’eau. La solitude, je connais, on n’a pas à me le dire deux fois. Je me jetai à l’eau sans hésiter, mû seulement par mon instinct de conservation.
— Je vous en prie. Venez prendre un verre avec nous quand il vous plaira. J’ai vu tout à l’heure un perroquet avec une dame au fond du panier. Vous êtes la bienvenue.
— Samedi après-midi, ça vous va ? À cinq heures ?
Je répondis immédiatement, d’une voix claire et nette :
— À cinq heures.
Elle s’en alla. Je crois que le monde sera sauvé par la féminité, dans mon cas particulier. Je sais aussi qu’il y a au cinquième sur cour un monsieur Jalbecq qui garde dans son armoire un uniforme de nazi avec croix gammée dans le cas contraire. Je note cela profitant du moment de page blanche dans lequel Mlle Dreyfus m’avait laissé.
Je ne sais pas combien de temps cela avait duré, j’étais demeuré debout comme foudroyé et je dus me décontracter pour retrouver mon usage et pouvoir m’asseoir. Il est certain que je dus demeurer figé dans la position dans laquelle l’événement m’avait laissé un bon moment, peut-être même davantage, car je dus faire un effort musculaire pour m’assurer que j’étais là. Il va sans dire que si je donne toutes ces indications, c’est qu’il y a certainement ici et là d’autres très belles histoires d’amour qui n’ont pas la chance d’avoir eu lieu, comme la mienne, et que je désire faire tout ce qui est en mon pouvoir pour donner des détails qui peuvent instruire et encourager.
Je me précipitai donc chez moi pour prendre mon vieux Gros-Câlin dans mes bras et esquisser avec lui quelques pas de danse, car dans mes moments de joie je me laisse aller à mon côté bachique.
Et c’est là que je ne trouvai pas Gros-Câlin. Il avait disparu. Complètement. Évanoui. Il n’y a pas d’endroit dans mon deux-pièces où il eût pu se cacher à mon insu, car je les connais tous, et lorsqu’il me fait la gueule, c’est là que je le trouve. Sous le lit, sous le fauteuil, derrière les rideaux. Mais il n’était à aucun de ces lieux possibles.
Au bout de quelques minutes de recherches intensives, je fus pris de panique. Je me sentais perdu. Je n’arrivais plus à raisonner convenablement, avec mon sang-froid habituel. J’en venais même à me demander si Gros-Câlin n’avait pas disparu sous l’effet de l’émotion que Mlle Dreyfus m’avait causée en m’annonçant sa visite. Ou s’il s’en était allé parce qu’il me sentait hors du besoin et parce qu’il y avait à présent quelqu’un qui allait prendre autour de moi toute la place. Par gentillesse, compréhension, ou au contraire, par pique et jalousie. Madame Niatte avait dû laisser la porte ouverte et il s’était glissé dehors, tristement désespéré. Il m’avait peut-être laissé un mot d’adieu griffonné à la hâte et mouillé de larmes et je me laissai tomber sur le fauteuil en sanglotant mais il n’y avait pas de mot. Et qu’est-ce que j’allais faire, à présent, qu’est-ce que j’allais devenir, samedi, lorsque Mlle Dreyfus viendrait pour le voir et constaterait que je n’étais pas là, sans un mot d’explication ? Seul. C’était l’angoisse, le Grand Paris dans toute sa grandeur, inamovible, avec monuments. Il allait être, rampant bas, empoisonné par l’oxyde de carbone. Et il y avait la xénophobie dans les rues, les gens sont contre l’immigration sauvage et un python ne passe pas inaperçu, on a même tué des Arabes pour moins que ça. Je n’ai pas l’habitude d’être heureux et j’ignorais tout des effets psychiques qu’un état de bonheur soudain peut provoquer sur des sujets non accoutumés. D’un côté, j’étais encore entouré du sourire de Mlle Dreyfus dans l’ascenseur et qui allait venir ici, et de l’autre, j’étais en proie à l’absence de mon python habituel, c’était le déchirement et la confusion de sentiments, avec état de choc.
J’ai cherché mon zèbre partout et même dans l’armoire fermée à clef de l’extérieur, comme tout le monde. Dans tout ouvrage sur les pythons, il s’agit toujours d’un ouvrage sur l’aide extérieure.
Rien dans l’armoire non plus. C’était l’impossible dans toute son horreur.
Cela ne faisait que grandir autour de moi, l’impossible devenait de plus en plus français à une vitesse effrayante, avec expansion et accession à la propriété, clefs en main, pour plus de fermeture.
On peut imaginer, bref, dans quel état je fus plongé par cette disparition d’un être si proche. Je dus me coucher avec ma fièvre et en proie à de tels nœuds que je n’arrivais même pas à respirer, avec oppression. J’étais vraiment en proie, dans toute l’acceptation du terme, privé de moyens comme tous ceux qui ont donné tout leur surplus américain à un être humain, et lorsque je dis « être humain », je parle au sens le plus large et au figuré, et qui rentrent chez eux après une longue journée d’absence à tous les points de vue, en souriant de plaisir à l’idée qu’ils vont le trouver tout à l’heure chez eux couché sur la moquette ou accroché aux rideaux. Je n’arrivais plus à imaginer qui allait s’occuper de moi, me nourrir et me prendre dans ses bras pour m’enrouler autour de ses épaules étroitement dans un but affectueux et de compagnie. Je pense que la fraternité, c’est un état de confusion grammaticale entre je et eux, moi et lui, avec possibilités. À un moment, il me vint à l’idée que j’étais peut-être simplement en retard, il y avait peut-être une grève du métro, j’allais revenir fourbu mais bien chez moi, j’entendrais comme chaque soir le bruit de la clef dans la serrure et Gros-Câlin entrerait avec les journaux sous le bras et le filet à provisions. J’allais ramper à sa rencontre dans un but de bienveillance, mordiller le bas de son pantalon comme je le fais parfois avec drôlerie et humour, et tout allait être pour le mieux dans le meilleur des mondes, une expression qui fait fureur. Mais je n’arrivais plus à y croire vraiment, je n’arrivais plus à avoir huit ans, âge tout à fait indispensable à la fin de l’impossible. La peur d’être abandonné au fond du panier avec le perroquet et sans même une dame mûre pour nous soutenir mutuellement, la sensation, dans ma gorge, d’un bouchon de quinze kilomètres à hauteur de Juvisy, la terreur à l’idée que Gros-Câlin avait peut-être été renversé par un camion et que madame Niatte allait me donner à un magasin de sacs pour dames, prenaient de telles proportions qu’elles provoquaient dans ma tête un naufrage où flottaient les débris culturels rejetés par la vase intérieure, Napoléon guidant son peuple hors de l’Égypte, nos ancêtres les Gaulois, le buste de Beethoven, les grévistes de chez Renault, le programme commun de la gauche, l’Ordre des Médecins, le professeur Lortat-Jacob proposant l’avortoir pour faire mine de rien et la conviction que Gros-Câlin avait été choisi pour représenter la France à l’étranger. Je sentais qu’on allait entrer, me saisir, sous un filet à ce dessein, que j’allais être soumis à l’expertise, afin de voir si c’était encore utilisable, et remis ensuite à la Ligue des Droits de l’Homme pour suites à donner, clefs en main.