Vers onze heures du soir, je m’étais à ce point entortillé autour de moi-même, que je jugeai plus prudent de ne pas chercher à m’en sortir, pour éviter de me nouer encore davantage, comme les lacets des souliers qu’il convient de tirer avec les plus grands ménagements. Je demeurai donc couché, en proie à une circulation intérieure intense, avec heure de pointe, embouteillages et signaux bloqués au rouge, hurlement des ambulances, pompiers et extincteurs d’incendie, cependant que cela ne faisait que s’accumuler autour de moi, et que les naissances continuaient pseudo-pseudo dans un but de main-d’œuvre, d’expansion et de plein emploi. C’était la déperdition, le dépérissement, la pénurie et police-secours dès qu’il y avait secours. C’était le fœtuscisme bien connu, avec Éducation Nationale. J’essayai de me dégager en filant habilement en crabe par associations d’idées pour fuir ma terreur, passant du fœtuscisme aux fetuccini, de fetuccini au fétichisme, de fétichisme à la culture, à la neuvième symphonie de Brahms, pour changer, aux évasions de Latude, aux murs qui tombent lorsqu’on leur joue de la trompette. Crier le fascisme ne passera pas, ça fait passer tout le reste. Le fœtuscisme, lui, n’est pas un parti politique, il n’est pas une idéologie, il n’a pas besoin de soutien populaire, il est démographique, c’est la nature qui veut ça, c’est le droit sacré à la vie par voie urinaire. Je fus pris alors d’une volonté de naître absolument furieuse et irrésistible, et pus même me lever et aller pisser dans le lavabo.
Une chose était certaine : Gros-Câlin n’avait pu sortir, car il n’avait pas la clef. La seule explication possible, c’était qu’il avait dû faire des heures supplémentaires au bureau. Il était peu probable qu’il était allé chez les bonnes putes, car il n’y va en général qu’entre midi et deux heures, ce sont des heures creuses et il s’imagine qu’il y a moins d’hommes à l’intérieur. C’est purement une vue de l’esprit, mais il est comme ça. Je ne pouvais pas croire qu’il avait été découvert dans le métro et tué à coups de talons, car les habitants du grand Paris, quand ils rentrent chez eux après une journée de travail, sont en général épuisés et ne se manifestent pas beaucoup. Je ne pensais pas non plus que ce fût la police, car au fond elle n’est pas du tout contre, puisque ça rampe.
Je ne saurais vous en dire plus sur mon état de confusion, en raison même de cet état. Que l’on sache en tout cas, en langage du grand siècle, que je réussis peu à peu à me dénouer et à retrouver mon état de clarté cartésienne habituel. Il était certain que Gros-Câlin avait rampé hors de l’appartement, car je savais qu’il était un grand amateur d’orifices et en rêvait tout le temps. C’est le genre de python qui rêve toujours de dehors et de ce qui n’est pas en train de s’y produire. Il n’est pas à proprement parler un invertébré, mais un informulé.
Je me remis à chercher. Il n’était pas là. C’est toujours un grand triomphe de la lucidité, lorsqu’on réalise qu’on n’est pas là.
J’allai prendre Blondine dans le creux de la main, lui caressant doucement l’échine, et me sentis mieux, comme toujours lorsqu’on vous témoigne de l’amitié. J’imagine que Blondine est plutôt contente du départ de Gros-Câlin, pour des raisons culinaires.
Je l’ai ensuite raccompagnée chez elle et c’est au moment où je refermai l’armoire, que j’entendis des sirènes qui s’arrêtaient sous ma fenêtre. Je courus l’ouvrir et, me penchant dehors, je perçus un car de police et une ambulance.
Je sus aussitôt qui était dans l’ambulance : Gros-Câlin, mort, écrasé par l’autobus 63, où ils ont un passager qui m’a traité il y a cinq ans de pauvre type. On avait mis le corps dans l’ambulance et la police venait enquêter chez moi sur les conditions dans lesquelles j’hébergeais un travailleur étranger sauvage. Je fis alors le geste de saisir ma mitraillette pour vendre chèrement ma peau, le geste seulement, uniquement pour me remonter dans mon estime, car je suis incapable de mitraillette. J’étais debout au milieu de la pièce, avalant mes preuves d’humanité pour ne pas me trahir, dont quelques-unes glissèrent cependant sur ma joue dans une tentative de fuite. On allait apporter Gros-Câlin sur une civière sans espoir. Le Directeur du jardin Zoologique m’avait dit un jour : « C’est un beau python que vous avez là, monsieur. » Peut-être l’avaient-ils lynché, parce qu’il était trop ressemblant.
J’attendais, les poings serrés par l’impuissance. Mais personne ne venait. Il y avait du remue-ménage mais cela se passait quelque part plus bas dans l’escalier. Finalement, abandonnant toute prudence, j’ouvris la porte moi-même et sortis.
Ça gueulait à l’étage au-dessous et me penchant du palier, j’aperçus non sans surprise les infirmiers qui emportaient sur les brancards madame Champjoie du Gestard. J’ai omis de mentionner que les Champjoie du Gestard habitent au-dessous, car il n’y avait aucune raison de le faire. Il y avait là aussi deux agents et monsieur Champjoie du Gestard, chauve. Il était également en bretelles. Je commençais déjà à me sentir déconcerné, lorsque monsieur Champjoie du Gestard leva la tête et me remarqua. Son regard exprima une telle fureur et une telle indignation que je me sentis enfin motif de quelque chose ou de quelqu’un.
— Saligaud ! Ignoble individu ! Satyre dégénéré !
Il fut sur moi en deux coups de cuiller à pot et je crois qu’il m’aurait frappé si les agents qui l’avaient suivi n’étaient intervenus par les bras. Monsieur Champjoie du Gestard est grand, gros, chauve et commerçant ; il est titulaire d’un visage triple-menton qui devrait donner quelque chose au Secours Catholique. Nous avons toujours eu jusque-là des rapports aimables car lorsqu’on habite l’un au-dessus de l’autre, il faut savoir s’éviter. Mais cette fois il était en proie à lui-même, dans toute sa fureur.