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— Saloperie ! Maniaque !

Il s’arrêta un instant à court de pensée, car selon une étude récente le vocabulaire des Français a baissé de cinquante pour cent depuis le siècle dernier. Je voulus lui venir en aide. Je suggérai :

— Marchapied ! Merdapied ! Giclure !

Il ne comprit pas que je lui donnais des idées et crut à des insultes personnelles. Les deux agents eurent du mal à l’empêcher.

— Salope ! Faire ça à une honnête femme !

— Vous allez nous suivre au poste ! dit l’un des deux agents, inquiet parce qu’on parlait de l’honnêteté, pendant que l’autre le laissait faire.

Monsieur Champjoie du Gestard m’envoya un crachat à la figure mais j’étais trois marches au-dessus et ce fut en pure perte.

Ils l’ont enfermé dans son habitat. Puis ils m’ont invité fermement par les bras à les suivre au poste.

Imaginez ma joie, mon bonheur, lorsque je vis dans la cage au commissariat du XVe arrondissement… qui croyez-vous, si ce n’est mon cher vieux Gros-Câlin en personne, enroulé vingt fois sur lui-même, dans un but de terreur et d’autodéfense ! Il était seul, on avait fait sortir de la cage les bonnes putes habituelles et les touristes sans papiers d’identité qui ne pouvaient pas prouver qu’ils étaient japonais. Je tendis les mains entre les barreaux et je caressai Gros-Câlin qui me reconnut à la douceur du toucher et s’extriqua aussitôt de ses nœuds dans un mouvement somptueux et se déroula avec une aisance royale dans toute sa splendeur, se dressant en spirales pour que je lui caresse la tête qu’il a particulièrement sensible à l’affection des siens et il y avait là une pute – je le dis avec la plus grande tendresse – une pute blonde très douce, comme elles le sont souvent quand elles croient encore à ce qu’elles font, qui dit :

— Il est mignon.

Je fus ému et je rougis même complètement sous ce compliment. Je fus alors prié d’entrer chez le commissaire que je connaissais déjà et c’est là que j’appris ce qui s’était passé entre Gros-Câlin et le monde qui nous est extérieur.

Je savais qu’il aimait beaucoup l’eau et je ne le laissais jamais jouer dans les W. -C., à cause de leur usage. Mais ce jour-là, en partant, j’avais mal fermé la porte et Gros-Câlin, qui est très explorateur, s’était glissé à l’intérieur. De là à s’intéresser à la cuvette des W. -C. il n’y a qu’un pas et Gros-Câlin, avec son goût pour les orifices, s’était d’abord coulé dans la cuvette et de là dans le tuyau de canalisation. Après une descente rafraîchissante d’un étage, il avait débouché dans la cuvette des W. -C. des Champjoie du Gestard, juste au moment où le malheur voulut que madame Champjoie du Gestard venait de prendre ses aises sur le siège. Gros-Câlin se dressa pour respirer et avec curiosité hors du tuyau et ce faisant toucha la personne de madame Champjoie du Gestard. Celle-ci étant très réservée, aimant la musique et les broderies fines, crut d’abord à une illusion, mais lorsque Gros-Câlin persévéra dans ses efforts, donnant ici et là à la moumonette de madame Champjoie du Gestard des coups de tête dans sa sensibilité, celle-ci crut à un accident dans le tuyau et regarda à l’intérieur de la cuvette, pour se trouver devant un python de belle taille, qui émergeait. Elle poussa alors un hurlement affreux et s’évanouit aussi sec, car il faut bien dire que Gros-Câlin a deux mètres vingt et elle n’y est pas habituée. Il s’ensuivit un grand remue-ménage déjà mentionné, avec monsieur Champjoie du Gestard, police-secours et ambulance. J’essayai d’expliquer au commissaire que mon python était absolument inoffensif et qu’il avait touché par le plus pur des hasards la mistouflette de madame Champjoie du Gestard, mais ce fut en ce moment que monsieur Champjoie du Gestard y fut introduit à son tour, et m’accabla à nouveau d’« ordure ! » « vicieux ! », comme si c’était moi qui m’étais introduit dans le tuyau pour toucher la clopinette de madame Champjoie du Gestard. Je me défendis pied à pied, en lui disant que j’étais dans les statistiques et dans rien d’autre, et que je ne me glissais pas dans les tuyaux à merde, mais il n’en démordait pas. Le commissaire me dit que je risquais d’être traîné en justice pour choc nerveux avec dommages-intérêts. Il me demanda encore une fois si j’avais l’autorisation de garder des immigrés sauvages dans mon appartement et je lui montrai mes papiers d’identité. Mais j’eus beaucoup de mal à le convaincre que je n’avais pas fait descendre exprès Gros-Câlin dans le tuyau à merde dans un but inavoué. Quand je pus enfin entrer dans la cage et prendre Gros-Câlin dans les bras, celui-ci posa sa tête sur mon épaule et s’endormit aussitôt d’émotion.

Je voulus sortir au plus vite, en saluant à la ronde.

— Vous ne pouvez pas marcher dans les rues de Paris avec un python autour de vous, me dit le commissaire paternel. C’est une ville qui vit sur ses nerfs, la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres. Ça ne tient que par routine, par habitude. Mais si les gens se sentent provoqués, et qu’on leur met sous les yeux une autre possibilité, ils risquent de tout casser.

À ma surprise pourtant, il tendit la main et caressa la bonne tête rêveuse de Gros-Câlin.

— C’est beau, c’est naturel, dit-il, du fond de son commissariat.

Il soupira.

— Hé oui enfin que voulez-vous, dit-il. C’est loin, tout ça.

— Effectivement, dis-je. Il est agréable de rentrer chez soi le soir dans le métier qu’on fait et de trouver à la maison un représentant de la nature.

— Oui, ça existe, dit le commissaire. Enfin, allez-y, mais prudemment. Prenez un taxi. Cette agglomération peut sauter d’un moment à l’autre. Ça ne tient que par habitude. L’autre jour, un type s’est mis à courir dans les rues en tirant des coups de fusil, comme ça, avec raison, sans raison, je veux dire. Alors vous, avec votre python… Les gens se sentent insultés dans leur train de vie. Allez, au revoir. Mais ne vous glissez plus dans les tuyaux à merde pour chatouiller la crapolette des honnêtes femmes. Je sais bien que ce n’est pas vous, c’est le python, mais c’est sous votre responsabilité. Et si vous êtes dévoré par le besoin de faire dégorger votre limace, allez chez ces dames.

Il ne quittait pas le python des yeux. Ce n’était évidemment pas tous les jours. Les bonnes putes le regardaient aussi, et même les flics. Ils voyaient bien qu’il y avait là quelque chose de naturel. Et puis quoi, c’était enfin quelqu’un d’autre.

— Oui, enfin, c’est une œuvre de longue haleine, dit le commissaire et comme personne ne savait de quoi il parlait, il y eut un moment d’espoir.

En rentrant, comme à propos, je trouvai sous la porte une feuille jaune : l’État des choses était venu chez moi pour me recenser. Je remplis la fiche avec empressement, car cela peut être utile en cas de doute, au cas où il faudrait prouver mon existence. Lorsqu’on va sur les trois milliards, avec six milliards prévus dans dix ans, on a beaucoup de mal, à cause de l’inflation, de l’expansion, de la dévaluation, de la dépréciation et de la viande sur pied en général.

On était vendredi et Mlle Dreyfus devait me rendre visite le lendemain à cinq heures.