Je fis des préparatifs. Je ne cherchais pas à impressionner Irénée par des artifices de présentation et de mise en valeur. Je voulais être aimé pour moi-même. Je me bornai simplement à prendre un bain prolongé pour laver les dernières traces du tuyau de canalisation. Je fus tiré de mon bain par un coup de téléphone, c’était naturellement une erreur, et à force de répondre toujours « c’est une erreur », je commence souvent à me sentir comme ça, je veux dire, comme une erreur. Je reçois un nombre incroyable d’appels téléphoniques de gens qui ne me connaissent pas et ne me demandent pas, je trouve ces tâtonnements à la recherche de quelqu’un très émouvants, il y a peut-être un subconscient téléphonique où s’élabore quelque chose de tout autre.
Je plaçai sur la table un petit verre avec des muguets et je disposai sur la nappe mon service de thé pour deux personnes, avec deux serviettes rouges en forme de cœur. Le service de thé pour deux personnes est en ma possession depuis fort longtemps déjà, car il convient de prodiguer à la vie les marques de confiance auxquelles elle est habituée et qui parfois réussissent à l’attendrir. Je ne savais pas du tout ce qu’il fallait servir avec le thé et je pensai à toutes les difficultés que j’avais eues à me faire aux habitudes alimentaires de Gros-Câlin, mais Mlle Dreyfus habitait déjà sous nos latitudes depuis longtemps et j’étais certain qu’elle s’était acclimatée et mangeait un peu de tout.
Je dormis fort peu, me préparant à la rencontre, avec des sueurs froides, car j’étais persuadé que Mlle Dreyfus allait vraiment venir et quand on a attendu l’amour toute sa vie on n’est pas du tout préparé.
Je réfléchissais, je me disais que ce qui manquait surtout pour le bon fonctionnement du système, c’était l’erreur humaine, et que celle-ci devait intervenir d’urgence. Mais enfin, comme l’avait dit Gros-Câlin, « pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils sont ». Je me permettrai également de faire remarquer à mes élèves, au cas où la publication du présent traité me vaudrait une chaire au Muséum, que la fin de l’impossible peut s’observer à son état printanier et prémonitoire sous les marronniers, sur les bancs du Luxembourg et dans les portes cochères, c’est ce qu’on appelle justement des prologomènes, de l’anglais, prologue aux men, hommes, au sens de pressentiment.
Passons maintenant à l’erreur humaine en question.
Je me tenais prêt à recevoir Mlle Dreyfus dès deux heures de l’après-midi, car elle avait annoncé sa visite pour cinq heures mais on connaît les embouteillages dans Paris.
J’avais placé Gros-Câlin bien en évidence sur le fauteuil près de la fenêtre, dans la lumière qui le faisait briller attractivement (de l’anglais attractive, attirant) car je comptais sur lui pour plaire.
Je portais un costume clair, avec une cravate verte. Il faut s’habiller bien, car vous courez ainsi moins le risque d’être écrasé en traversant, les gens font plus attention quand ils croient que vous êtes quelqu’un. J’ai le cheveu un peu blondasse et rare mais cela ne se voit pas heureusement, car j’ai un visage qui n’attire pas l’attention. Ce n’est pas gênant, au contraire, car cela fait mieux ressortir mes qualités intérieures que Gros-Câlin exprime mieux que personne par le dévouement que je lui témoigne. Je m’excuse de ce nœud, dû à la nervosité.
La sonnette de la porte retentit à quatre heures et demie et je fus saisi de panique à l’idée que c’était peut-être encore un faux numéro. Je me repris et courus ouvrir, en m’efforçant de paraître très décontracté, car une jeune femme qui se rend pour la première fois à un rendez-vous avec un python se sent toujours un peu mal dans son assiette et il convient de la mettre à l’aise.
Mlle Dreyfus se tenait devant la porte en minijupe et bottes fauves au-dessus du genou mais ce n’était pas tout.
Il y avait trois collègues de bureau avec elle.
Je les regardai avec une telle pâleur que Mlle Dreyfus parut inquiète.
— Eh bien, nous voilà, dit-elle, avec son accent chantant des îles. Qu’est-ce que vous avez, vous êtes tout chose, vous avez oublié qu’on venait ?
Je les aurais étranglés. Je suis parfaitement inoffensif, contrairement aux préjugés, mais ces trois salauds-là, je les aurais saisis dans mon étreinte de fer et je les aurais étranglés.
Je leur souris.
— Entrez, leur dis-je, en ouvrant la porte d’un geste large, comme on offre sa poitrine.
Ils entrèrent. Il y avait là mon sous-chef de bureau Lotard, et deux jeunes de la section des contrôles, Brancadier et Lamberjac.
— Je suis content de vous voir, leur dis-je.
Ce fut alors que je fus réduit en miettes.
Dans mon deux-pièces, on entre tout de suite dans le salon. C’est ce qu’ils ont fait sans hésiter.
Aussitôt, Mlle Dreyfus se tourna vers moi avec un très beau sourire. Mais les autres…
Ils ne regardaient même pas Gros-Câlin.
Ils regardaient la table.
Le petit bouquet de muguets.
Le service de thé pour deux.
Les deux serviettes en forme de cœurs, ces salauds-là.
Tout pour deux et deux pour tout.
Surtout le muguet, qui sent seulement pour deux, et les cœurs.
Je mourus sous leurs regards goguenards sur place mais fus aussitôt ressuscité, car on n’avait pas fini de rire.
C’était une terrible trahison. Une atrocité, au vu et au su.
Je me tenais là tout nu et il y avait de l’ironie dans l’air. Je ne suis pas du genre qui se suicide, étant sans aucune prétention et toute la mort étant déjà occupée ailleurs. Je n’étais pas intéressant, il n’y en avait pas assez pour un massacre et pour l’intérêt.
Je n’y avais pas droit, bien sûr. Je veux dire, le muguet qui sentait pour deux, le banc sous les marronniers au Luxembourg, les portes cochères, le service pour deux, les deux serviettes rouges en forme de cœurs.
Je n’y avais pas droit, il n’y avait jamais eu promesse, il y avait seulement un petit excédent de naissance pseudo-pseudo, et l’ascenseur.
Mais c’était une erreur humaine, l’espoir.
— C’est gentil, dit Mlle Dreyfus en regardant les deux cœurs.
Ils ne les quittaient pas des yeux non plus. Des regards lourds qui s’asseyaient dessus.
— Ça se glisse parfois dans le fonctionnement de l’IBM, bégayai-je.
Je voulais dire, une erreur humaine peut se produire dans le fonctionnement des meilleurs systèmes, mais je n’avais pas à me justifier, j’étais malgré moi.
— C’est un peu kitsch, dis-je, avec un effort héroïque pour aider les deux serviettes en forme de cœurs, car je me sentais à ce moment-là si faible qu’il me fallait absolument aider quelqu’un.
— Je crois que nous sommes de trop, dit Lamberjac, qui avait de l’entregent, et j’emploie ce mot en désespoir de cause.
— Nous allons vous laisser, dit Lamberjac.
Les deux autres aussi. Bien sûr, ils se marraient sans le montrer mais cela se sentait à la façon dont j’avais mal.
Je me tournai au secours vers Gros-Câlin. J’avais mis ma main gauche dans la poche de mon veston, avec nonchalance. Il y avait des sirènes qui hurlaient dans ma cachette intérieure où j’étais enroulé sur moi-même pour me protéger de tous côtés. Jean Moulin était mon chef secrètement mais la Gestapo l’avait aussi piégé à un rendez-vous, à Caluire. Je regardais Gros-Câlin. Il reposait en anneaux, la paupière lourde, l’œil souverainement dédaigneux dans le fauteuil d’une tout autre espèce. Il était bien camouflé et ses papiers étaient en règle. Mais Jean Moulin avait dû se tuer pour ne pas avouer qui il était.