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— Comment ça vit, un python ? demanda Brancadier, qui travaillait sous Lamberjac.

— Ils se sont habitués, lui dis-je.

— L’habitude est une seconde nature, dit Lamberjac avec profondeur.

J’acquiesçai sèchement.

— Tout à fait exact. On devient au hasard et on tient le coup.

— L’adaptation au milieu, dit Lamberjac.

— C’est l’adaptation qui crée le milieu, observai-je.

— Qu’est-ce qu’il mange ? demanda Brancadier.

Je remarquai alors que le sous-chef Lotard et Mlle Dreyfus étaient passés dans la cuisine. Ils devaient regarder ce que je mangeais dans le frigidaire.

Je ne fis ni une ni deux. J’étais paralysé d’indignation.

D’ailleurs, les pythons n’attaquent pas. Tout ça, c’est des calomnies. Gros-Câlin était couché tranquillement dans son règne animal.

Je courus à la cuisine.

Mlle Dreyfus cherchait d’autres tasses dans le placard. J’ai entendu les deux autres rire dans le salon. Je croisai mes bras sur ma poitrine et je souris avec mépris, du fond de ma supériorité.

— Je vais vous attendre en bas, dans la voiture, dit Lotard. Je suis mal garé. À tout à l’heure. Il est très beau, votre python. Je suis content d’avoir vu ça. À lundi, monsieur…

Il allait dire « monsieur Gros-Câlin », je l’ai entendu distinctement.

— … Monsieur Cousin. Et merci. C’est intéressant de voir un python en liberté.

Mlle Dreyfus ferma le placard. Évidemment, je n’avais pas de couverts pour plusieurs. Je ne compte jamais au-delà de deux, quand je suis seul. Je ne comprenais pas pourquoi Mlle Dreyfus me regardait comme ça.

— Vous savez, je suis désolée, dit-elle. Vraiment. C’est un malentendu. Ils voulaient voir le python…

Elle baissa les yeux, avec beaucoup de cils. Je crus même qu’elle allait pleurer, dans mon imagination. J’ai lu l’autre jour qu’un marin naufragé était resté trois jours dans l’océan à se noyer et qu’on l’avait repêché. Le tout est de continuer à respirer. J’avalais l’air. Elle paraissait toujours au bord de mes larmes, les cils baissés. Alors…

Alors, j’ai eu un sourire un peu amer, j’allai au frigidaire et l’ouvris largement.

— Vous pouvez regarder, lui dis-je.

À l’intérieur, il y avait du lait, des œufs, du beurre, du jambon. Comme tout le monde et avec les mêmes droits. Des œufs, du beurre, du jambon, on avait ça en commun. Je ne bouffais pas de souris vivantes, je ne m’étais pas encore soumis, résigné. J’étais une erreur humaine que d’affreux salauds essayaient de corriger, un point, c’est tout.

Je recroisai mes bras sur ma poitrine.

— Où est-ce qu’il est, votre python ? me demanda-t-elle doucement.

Elle voulait me faire comprendre que je n’avais pas à me défendre, à donner des preuves. Mon caractère humain était pour elle clair et établi, le python, c’était l’autre.

Nous sommes passés dans le living.

Au passage, elle fit quelque chose d’énorme.

Elle me serra la main.

Je ne le compris que bien après, car sur le coup je crus que c’était seulement le hasard qui rencontrait la nécessité. Il y a en général plus d’organe que de fonction, et de toute façon, je ne crois pas que cela puisse arriver par voie urinaire.

Nous entrâmes d’un commun accord dans le living.

Lamberjac et Brancadier étaient penchés sur Gros-Câlin.

— Il est très bien entretenu, dit Lamberjac. Je vous félicite.

— Il y a longtemps que vous vous passionnez pour la nature ? demanda Brancadier.

— Je ne suis pas au courant, dis-je, les bras toujours croisés. Je ne suis pas au courant, mais il est permis de rêver.

J’ajoutai, levant haut la tête et croisant les bras de plus en plus :

— La nature, la nature, c’est vite dit.

— Oui, l’environnement, dit Lamberjac. Il faut protéger les espèces en voie de disparition.

— Il faudrait pour cela une erreur, dis-je sans insister, car ils n’en avaient pas les moyens.

— Les grands singes, les baleines et les phoques sont également menacés, dit Brancadier.

— Il y a en effet quelque chose à faire, dis-je mais sans éclater de rire.

— Oui, les espèces, dit Lamberjac. Il y en a qui sont sur le point de s’éteindre.

Je demeurai imperturbable sous l’allusion.

— Il y a du pain sur la planche, dit Lamberjac avec l’air de quelqu’un qui a encore de l’appétit.

Il se tourna vers moi avec sa raie au milieu.

— Je vous félicite, mon cher. Vous au moins, vous faites un effort.

Je croisais mes bras sur ma poitrine avec une telle force que j’en éprouvai une véritable présence affective. Les bras sont d’une importance capitale pour la chaleur du réconfort.

Je continuais à dominer sans mot dire la situation. S’il n’y avait pas eu le désastre des deux serviettes en cœurs, je m’en serais tiré mine de rien. Mais elles étaient toujours là, toutes rouges, avec leur muguet, et je ne pouvais plus rien pour elles.

Mlle Dreyfus se refaisait une beauté près de la fenêtre, pour la lumière. Elle attendait que les autres partent mais ils étaient à la fête. On ne peut pas être comme tout le monde sans être entouré d’en vouloir et de s’en vouloir.

Je note rapidement et en passant que j’aspire de tout mon souffle respiratoire à une langue étrangère. Une langue tout autre et sans précédent, avec possibilités.

J’ai oublié également de mentionner dans ce contexte que chaque fois que je passe devant la boucherie rue des Saules, le boucher me cligne de l’œil, en touchant du couteau sa viande rouge qui se tait en silence à l’étalage. Les bouchers, évidemment, ont une grande habitude de la viande. Je voudrais tellement être Anglais et imperturbable. La vue de la langue muette sur l’étalage des bouchers me frappe d’injustice et de perroquet consterné au fond du panier. Il ne convient pas d’oublier que les perroquets consternés sont des spécimens particulièrement typiques à observer, en raison de leur manque d’expression par vocabulaire calculé, prémédité, répétitif et imposé d’avance, précisément, dans ce but de limite qui leur a été conféré. D’où consternation et œil rond au fond du panier frappé d’incompréhensible. On m’objectera qu’il y a évidemment les poètes qui luttent héroïquement pour passer au travers mais ils ne sont pas considérés comme dangereux, à cause des tirages extrêmement limités et des moyens audiovisuels chargés de les éviter. Sauf en Russie soviétique, où ils sont soigneusement foudroyés, à cause de leur caractère d’erreur humaine qui ne saurait être tolérée, pour la bonne marche des avortements et de la civilisation qui en dépend et y affaire. Affère.

Je me méfie particulièrement de ce boucher, parce qu’il aime les morceaux de choix, c’est connu dans tout le quartier.

Mlle Dreyfus mit le bâton de rouge dans son sac à main et le referma avec clic. Elle me tendit la main. Elle n’avait même pas regardé Gros-Câlin. Il y a toujours chez les Noirs une gêne au rappel de leurs origines, à cause de la jungle, des singes et des racistes. Il n’existe pas de race inférieure, car à l’impossible nul n’est tenu.

— Excusez-moi, mais je vais être en retard. À lundi. C’est gentil d’être venu.

Je crois que ce fut moi qui dis cette dernière phrase, avec savoir-vivre.

Lamberjac me tapota l’épaule.

— Je suis content d’avoir vu ça, dit-il. Il faut garder un lien avec la nature. Je vous félicite.

— Oui, c’est bien, c’est bien ce que vous faites, dit Brancadier avec patronage.

— Merci encore, dit Mlle Dreyfus. À lundi.