Au café, j’ouvris courageusement mon journal et je lus dans ce contexte que le Ministre de la Santé qui s’appelait alors provisoirement Jean Foyer, s’était vigoureusement prononcé contre l’avortement, à la tribune démocratique, dans le sens du pareil au même. Il déclara, et c’est moi qui cite, à cet égard : « J’ai certaines convictions auxquelles je ne renoncerai jamais. » J’étais content. Moi aussi, je suis contre l’avortement, des pieds à la tête. Je suis pour l’intégrité de la personne humaine, des pieds à la tête, avec droit à la naissance. Moi non plus, j’ai « des convictions auxquelles je ne renoncerai jamais ». Moi aussi, je préfère que ce soient les autres qui y renoncent. Moi aussi, j’attache une grande importance à mon confort et à ma propreté. Moi aussi, je me lave les mains.
Il y a même chaque jour dans le journal une page consacrée aux manifestations artistiques et culturelles sustentatoires dans un but de consolations de l’Eglise et d’inaperçu. L’inaperçu avec continuation est le grand but de ces encouragements. C’est le pseudo-pseudo. Moi, je suis pour. Ça permet de mieux cacher Jean Moulin et Pierre Brossolette, vous pensez bien que ce n’est pas là qu’on irait les chercher.
Et ça donne même plus de goût au café expresso bien fort à l’italienne, car c’est authentique.
J’étais donc tranquillement accoudé lorsque qui je vois à l’autre bout du comptoir ? Le garçon de bureau. Comme ça, comme par hasard, en pleine cheptelisation. C’est un petit râblé du genre Français, avec un regard rieur et gai en même temps, mais pas du tout vachard. Il buvait un café, lui aussi, accoudé à l’abreuvoir de zinc, mine de rien avec clin d’œil en coin. C’est-à-dire, il ne me clignait pas de l’œil, mais je sentais qu’il aurait pu. Je lui ai fait dans ce but un petit salut, mais il ne réagit pas, rien. Pas même bonjour. Mon cœur s’est glacé, comme chaque fois qu’il y a manifestation de rejet et échec de greffe du cœur. On n’avait absolument rien à nous dire mais c’était le même rien, on l’avait vraiment en commun. Il se tenait là accoudé au zinc de l’avortoir et il mangeait un œuf dur, buvait un café et rien d’autre. Il y avait une lueur contente dans son regard, mais c’était le café, ce n’était pas moi. L’appréciation, la satisfaction, l’amitié même que les gens peuvent témoigner à une vulgaire tasse de café, c’est pas croyable. Et puis, il s’adressa à moi, mû sans doute par un pressentiment, car c’est incontestablement quelqu’un qui continue de croire à la chance avec ses deux mains, je veux dire, il croit que la chance c’est quelque chose que l’on peut faire avec ses mains, au sens orgueilleux du terme.
— J’ai pensé à toi, hier.
Comme ça, droit au cœur.
— Et je t’ai apporté quelque chose, tiens…
Il sortit de sa poche tout simplement un feuillet imprimé d’avance et me le tendit.
— Apprends-le par cœur. Ça te fera du bien, rien qu’à savoir que ça se peut et que ça existe.
Il jeta une pièce de un franc et s’en alla d’un pas sûr et certain, les mains dans les poches, qui ne craint ne craint rien ni personne et se dirige vers la sortie. Le genre de mec qui fait lui-même ses portes, quoi. Ça m’irrite parce que ça m’inquiète, comme s’il y avait quelque chose à faire.
Je regardai la feuille. C’était très mal imprimé, à la ronéo. Je dus mettre mes lunettes. Il y avait un titre. Comment fabriquer des bombes à domicile avec des produits de première nécessité…
Je crus que mon cœur allait s’arrêter. C’est une croyance populaire. Et s’il y avait des gens en civil dans le bistro, pour m’avoir à l’œil ? Vite, j’ai déchiré le prospectus. Je voyais une espèce de brouillard qui flottait et les phares aveuglants par leur lumière qui me fouillaient dans les moindres recoins et sonnaient à la porte à six heures du matin, en manteaux de cuir noir. J’étais épouvanté à l’idée que j’avais oublié d’enlever les portraits de Jean Moulin et de Pierre Brossolette de mes murs et que les phares-poursuite allaient voir ça du premier coup. J’ai même entendu clairement la sonnette à six heures du matin, bien qu’on fût au comptoir, parmi les croissants et les œufs durs. Chez moi la panique prend toujours des formes humaines, avec coup d’État militaire au Chili, torture en Algérie, conflit israélo-arabe et paix au Vietnam. C’est tout de suite le règne intérieur de la terreur, alors qu’ailleurs tout est si paisible. On n’a pas suffisamment noté que la peur abjecte et l’horreur sont des états de parfaite lucidité, avec prise de conscience objective de l’existoir, avec conséquences et ce qui en suit. La confusion psychique totale témoigne d’un jugement parfaitement juste et de l’état des choses. L’angoisse doit être à tout prix encouragée chez les prématurés dans un but de naissance. On peut naître de peur, c’est bien connu.
Je me ressaisis cependant très vite, juste au moment où j’allais confesser que je cachais chez moi un python juif. Je me repris en main et à mon propre compte, avec la virtuosité d’un habitué de la clandestinité, pour que vive la France. Je finis mon café mine de rien et en commandai même un autre, là, bien en évidence pour bien marquer que je n’avais aucune intention de fuir. J’ai tout lu sur la Résistance de l’intérieur, mais je savais aussi que cette fois c’était très différent : on ne fusille plus au mont Valérien.
J’essuyai la sueur du comptoir et repris ma pipe, avec mon air anglais. Ce garçon de bureau commence à me courir sérieusement. Quand il me regarde de son air populaire, on dirait qu’il sait et qu’il compte même les nœuds que je fais. Si on n’a plus le droit d’être chez soi…
Pour les organismes vivants qui n’ont pas de moyens de défense, et qui sont traqués de tous côtés par la liberté qui refuse de s’avouer impossible, la clandestinité est la seule solution. Il est évidemment convénient à cet égard de rompre tous rapports avec elle, avec paix de l’esprit et uniforme nazi, mais je ne l’accepterais que si cela venait de gauche. Je suis insécurisé à cet égard, et je ne puis accepter que des produits garantis d’origine. Le label est de toute importance en matière de paix de l’esprit, car on sait avec lui que la matière est louable. Il n’y a pas en ce moment, heureusement, de vraie menace fasciste, car tout se passe très bien sans ça. Les gens qui vous menacent de péril fasciste s’accrochent à un espoir désespéré et à une raison de vivre. Je sais bien que l’uniforme fasciste me cacherait mieux que la clandestinité intérieure, mais le présent est un ouvrage sur les pythons, et je sais avec expérience, observation personnelle et certitude que les pythons rêvent de tout autre chose, car ils savent qu’à la fin, c’est avec leur peau que l’on fabriquera les bottes, les boucliers et les ceinturons, avec manteaux de cuir à six heures du matin. Je me suis donc aménagé toutes sortes de cachettes intérieures et de possibilités de repli sur moi-même, car cette question de l’habitat est la première qui se pose aux pythons dans un agglomérat de dix millions de personnes, avec va-et-vient. Et lorsque je sors de là pour aller au bureau ou chez les bonnes putes, je ne risque pas grand-chose, parce que les gens dans l’agglomérat parisien n’ont pas le temps, à cause des difficultés de circulation dans l’existoir.