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Thomas Harris

Hannibal

I

WASHINGTON, D.C.

1

Vous auriez pensé que pareil jour frémirait de se lever…

La Mustang de Clarice Starling aborda en vrombissant la rampe d’accès au siège du Bureau des alcools, tabacs et armes à feu de Massachusetts Avenue, un immeuble loué au révérend Sun Myung Moon dans l’intérêt de l’économie nationale.

Le groupe d’intervention attendait à bord de trois véhicules, une vieille camionnette banalisée en tête, puis deux fourgons noirs des « Special Weapons and Tactics Teams », les unités d’élite, moteur au ralenti mais prêts au départ dans la pénombre du garage.

Après avoir attrapé une lourde sacoche, Starling rejoignit en courant la guimbarde dont les flancs d’un blanc sale étaient ornés de logos publicitaires au nom de « Marcell’s, la Maison du Crabe ». Par la porte arrière dont les battants étaient grands ouverts, quatre hommes observaient son arrivée. Elle était mince dans son treillis et se mouvait sans effort malgré le poids de son équipement. Sa chevelure reflétait la lumière spectrale des néons.

— Ah, ces femmes… Toujours en retard, persifla l’un d’eux, un représentant de la police du district de Columbia.

John Brigham, l’agent spécial du BATF qui commandait l’opération, ne laissa pas passer la remarque.

— Elle n’est pas en retard, non. J’ai attendu qu’on ait le tuyau pour la biper. Elle a dû mettre la gomme, pour arriver de Quantico aussi vite… Hé, Starling, passe-moi ce sac !

Elle le salua rapidement en tapant dans sa main levée.

— ’Lut, John.

Brigham lança un ordre à l’agent en civil assis au volant dans une tenue débraillée. La porte arrière n’avait pas encore été refermée que la camionnette jaillissait dans la clarté d’un agréable après-midi d’automne.

Vieille habituée des véhicules de surveillance, Clarice Starling se faufila sous le viseur du périscope pour s’asseoir au plus près du bloc de neige carbonique, une masse de soixante-quinze kilos qui faisait office de climatiseur lorsqu’il fallait rester aux aguets à l’intérieur avec le moteur coupé.

La camionnette, qui n’en était pas non plus à sa première mission, sentait la peur et la sueur, une odeur de ménagerie qu’aucun détergent ne pouvait faire disparaître. Elle avait revêtu nombre d’identités au cours de sa carrière. Les lettres fatiguées et ternies qui s’étalaient sur la carrosserie n’avaient qu’une demi-heure d’existence. Les impacts de balles rebouchés au mastic, par contre, étaient plus anciens. Les vitres des battants arrière permettaient la vision de l’intérieur seulement. A travers, Starling jetait parfois un coup d’œil aux deux fourgons noirs des SWAT qui les suivaient. Elle espérait seulement qu’ils n’auraient pas à passer des heures enfermés dans ce réduit.

Dès qu’elle tournait la tête vers les vitres, ses collègues masculins l’observaient à la dérobée. Clarice Starling, agent spécial du FBI, trente-deux ans. Elle avait toujours fait son âge et son âge lui était toujours bien allé. Même en treillis.

Brigham tendit un bras pour attraper son carnet de notes sur le siège avant.

— Comment se fait-il que tu te retrouves toujours dans ce genre de coups foireux, Starling ? interrogea-t-il avec un sourire.

— Parce que vous n’arrêtez pas de me demander.

— Là, j’ai besoin de toi, oui. Mais quand je vois qu’on te fait porter des mandats d’arrêt dans des opés coups de poing, bon Dieu! Je ne veux pas me mêler, mais à mon avis il y a quelqu’un qui t’a sérieusement dans le nez, à Buzzard’s Point. Tu ferais mieux de venir bosser avec moi. Enfin, je te présente mes hommes: agents Marquez Burke et John Hare. Et voici le sergent Bolton, police du district.

Une équipe d’intervention composite, résultat de la collaboration entre le BATF, les forces spéciales du DRD (le Département de la répression des drogues) et le FBI. En l’occurrence, le fruit de la nécessité à une époque de restrictions budgétaires où même l’École centrale du FBI avait dû fermer ses portes par manque de moyens financiers.

Burke et Hare avaient la tête de l’emploi. Le flic local, Bolton, faisait penser à un huissier de justice. Dans les quarante-cinq ans, adipeux, sans consistance.

Soucieux de paraître déterminé à lutter contre la drogue après avoir été lui-même mêlé à une affaire de stupéfiants, le maire de Washington tenait à ce que les services de police de sa ville retirent une partie des honneurs de toutes les opérations d’importance contre les narcotrafiquants dans la capitale. D’où la présence de Bolton.

— La bande à Drumgo fait bouillir la marmite, aujourd’hui, annonça Brigham.

— Evelda Drumgo… Je m’en doutais, fit Starling sans aucun enthousiasme.

— Eh oui. Elle a monté une usine à « ice » du côté de la criée de Feliciana, sur la rive. Notre indic nous a prévenus qu’elle doit faire chauffer un max de cristaux, aujourd’hui. Et elle a une réservation sur l’avion de Grand Caïman pour ce soir. Pas de temps à perdre, quoi.

La méthamphétamine cristallisée, argotiquement connue sous le nom d’« ice », est un hallucinogène dont les effets sont brefs mais foudroyants. C’est aussi une substance mortellement addictive.

— La came, c’est l’affaire du DRD, poursuivit Brigham, mais nous, Evelda, on la veut pour transport d’armes de la classe 3 entre États. Le mandat d’arrêt mentionne deux mitraillettes Beretta et quelques MAC 10, et elle sait où un paquet d’autres sont planqués. Je veux que tu t’occupes d’elle, Starling. Tu as déjà eu affaire à elle. Ces messieurs ici présents te couvriront.

— Le travail facile pour nous…, constata Bolton avec une évidente satisfaction.

— Il me semble que tu ferais mieux de leur parler un peu d’Evelda, Starling, fit Brigham.

Elle attendit que la camionnette ait bruyamment dépassé deux poids lourds avant d’obtempérer.

— Elle va vous tenir tête, Evelda. Elle n’en a pas l’air, elle a été mannequin, mais c’est une coriace. Veuve de Dijon Drumgo. Je l’ai arrêtée deux fois pour association de malfaiteurs, la première en compagnie de Dijon. Là, elle avait un 9 mm avec trois chargeurs et un spray paralysant dans son sac, plus un couteau à cran d’arrêt, un Balisong, dans son soutien-gorge. Je ne sais pas comment elle est armée, maintenant. La seconde fois, je lui ai demandé bien poliment de se rendre et elle a obéi. Mais alors qu’elle était en détention à Washington elle a tué une codétenue, une certaine Marsha Valentine, avec un manche de cuillère. Conclusion : avec elle, vous ne pouvez jamais savoir. Pas facile de lire sur ses traits. Le jury lui a reconnu la légitime défense, ce coup-là. Elle s’est tirée de la première inculpation et elle a réussi à échapper à l’autre en plaidant coupable. Ils ont laissé tomber le port d’armes illégal parce qu’elle avait des enfants en bas âge et que son mari venait d’être descendu par un tireur non identifié sur Pleasant Avenue, peut-être un règlement de comptes des Spliff. Je vais encore lui demander de se rendre. J’espère qu’elle obéira : on va lui faire un show pour la convaincre. Mais écoutez-moi bien : si nous sommes forcés de la maîtriser, j’aurai besoin d’aide, pour de vrai. Dans ce cas, vous ne vous occupez plus de me couvrir par-derrière, vous devez lui mettre sérieusement la pression. En bref, messieurs, ne vous attendez pas à mater bien tranquilles un combat à seins nus entre Evelda et moi.

Il y avait eu un temps où Starling aurait pu avoir confiance en ces hommes. Il était clair qu’ils n’appréciaient pas qu’elle leur tienne pareil langage, mais elle en avait trop vu pour s’en soucier.