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En repartant, elle l’entendit chantonner tout bas.

Tandis qu’elle se dirigeait vers les lumières de la maison, le sang coagulé collait le bout de scalp à sa paume. Elle n’avait même pas besoin de serrer les doigts pour le retenir. Les cheveux pendaient de sa main vers le sol.

Elle croisa Cordell qui se rendait à la grange dans une voiture de golf chargée d’équipement médical. Il allait préparer le patient.

84

Depuis la rampe d’autoroute au niveau de la sortie 30 en direction du nord, Starling aperçut à un kilomètre à vol d’oiseau la maison de gardien éclairée, l’avant-poste du vaste domaine des Verger. Elle avait pris sa décision en chemin : elle entrerait par l’accès de service, même si elle n’y était aucunement autorisée. Sans son insigne, sans mandat de perquisition, choisir l’entrée principale l’exposerait inévitablement à se faire reconduire par une escorte policière hors du comté. Ou à la prison locale. Et le temps d’en sortir, il n’y aurait plus rien à tenter.

Elle continua donc jusqu’à la sortie suivante, contournant de loin Muskrat Farm pour revenir par la route forestière. Après les puissants lampadaires de l’autoroute, la piste en macadam paraissait encore plus obscure. Elle était bordée par la voie express à droite, à gauche par un fossé et un haut grillage qui enfermait la masse sombre de la forêt domaniale. D’après sa carte, elle croiserait dans à peine deux kilomètres un chemin de service empierré qui n’était pas visible du poste de garde et qui semblait traverser les bois jusqu’à la ferme. C’était là qu’elle s’était arrêtée par erreur à sa première visite. Un œil sur le compteur kilométrique, elle trouvait la Mustang plus bruyante que d’habitude, le grondement du moteur à bas régime répercuté par la voûte des arbres.

Dans ses phares apparut bientôt ce qu’elle attendait, le lourd portail en tubes métalliques surmontés de barbelés. Le panneau « Entrée de service » qu’elle avait remarqué la fois précédente avait disparu. Les mauvaises herbes avaient envahi l’esplanade et le drain dans le fossé. Devant la porte, elles avaient été récemment écrasées par le passage d’un véhicule. Elle nota aussi des traces de pneus dans le sable caillouteux, là où le macadam était usé. Des pneus neige. Les mêmes que ceux du van sur le ralentisseur du supermarché ? Possible. Très possible.

Un cadenas et une chaîne chromés retenaient les deux battants. Aucun souci. Elle jeta un coup d’œil des deux côtés de la piste. Personne. Un brin d’illégalité, maintenant. Le frisson du crime. Elle palpa les poteaux, à la recherche de fils qui auraient indiqué la présence d’un détecteur de mouvement. Rien. Avec deux aiguilles et sa petite torche coincée entre les dents, il lui fallut à peine quinze secondes pour venir à bout de la serrure. Elle reprit sa voiture, s’enfonça loin sous les arbres avant de revenir à pied fermer le portail et remettre la chaîne en place, le cadenas à l’extérieur. De loin, tout semblait normal mais elle avait pris soin de laisser les extrémités de la chaîne pendre à l’intérieur. Ainsi, il serait plus facile d’écarter les deux battants avec le pare-chocs de la Mustang si une sortie d’urgence se révélait nécessaire.

En mesurant de son pouce la distance sur la carte, elle calcula qu’il lui restait quelque quatre kilomètres à parcourir à travers la forêt. Elle partit dans le tunnel obscur que le chemin de service ouvrait sous les épaisses frondaisons, le ciel parfois visible au-dessus d’elle, parfois plus du tout quand les branches étaient trop denses. En seconde, sans accélérer, n’ayant gardé que ses feux de position allumés, elle essayait d’avancer aussi silencieusement que possible tandis que la caisse de la Mustang faisait chuinter les herbes mortes en passant. Lorsque le compteur indiqua trois kilomètres six, elle s’arrêta. A présent que le moteur s’était tu, elle entendit une corneille crier dans le noir. Elle paraissait… contrariée. De tout son cœur, elle espéra qu’il s’agissait bien d’un oiseau.

85

Avec la hâte précise d’un exécuteur des hautes œuvres, Cordell fit son entrée dans la sellerie, les bras chargés de flacons de perfusion déjà munis de leur tube.

— Le docteur Lecter, enfin ! Je rêve depuis tellement longtemps d’avoir votre masque dans l’équipement de notre club à Baltimore. Ma petite amie et moi, on anime des soirées « gothiques », si vous voyez ce que je veux dire, genre cuir et vaseline.

Après s’être débarrassé de son chargement sur le support de l’enclume, il mit un tisonnier à chauffer dans la forge.

— Voilà, il y a de bonnes nouvelles et de moins bonnes, poursuivit-il de son ton enjoué d’infirmier professionnel teinté d’un léger accent helvétique. Est-ce que Mason vous a donné le programme? Donc, dans quelques minutes, lorsque je l’aurai conduit ici, nous allons donner vos pieds à manger aux cochons. Puis vous allez patienter toute la nuit, et demain Carlo et ses frères vous donneront à la curée en vous jetant tête la première dans l’enclos, pour que les bêtes commencent par vous dévorer la figure, exactement comme les chiens avec Mason… Je vous maintiendrai jusqu’au bout avec des perfs et des garrots. Vous êtes vraiment coincé, vous avez compris ? Ça, ce sont les moins bonnes nouvelles.

Cordell vérifia d’un coup d’œil que la caméra était éteinte.

— La bonne, c’est que ça pourrait ne pas être forcément pire qu’un rendez-vous chez le dentiste. Regardez ça, docteur

Il brandit une seringue hypodermique munie d’une longue aiguille devant Lecter.

— On parle entre gens du métier, n’est-ce pas ? Donc, il suffirait que je vous pique le derrière pour que vous ne sentiez plus rien, mais alors plus rien, dans vos membres inférieurs. Vous n’aurez qu’à fermer les yeux et à essayer de ne pas écouter… Oh, vous serez un peu chahuté, d’accord, mais à part quelques secousses, rien ! Et une fois que Mason se sera bien amusé, il rentre chez lui et je vous administre de quoi arrêter votre cœur, aussi simple que ça. Vous voulez voir de quoi je parle ?

Dans sa paume, il tenait une dose de Pavulon qu’il approcha de l’œil valide du docteur Lecter tout en prenant garde de ne pas se faire mordre.

Les flammes de la forge dansaient sur les traits avides de Cordell, sur ses pupilles alertes et pétillantes d’espoir.

— Vous avez un tas de fric, docteur Lecter. Tout le monde dit ça, en tout cas. Je sais parfaitement comment ça marche : j’ai placé mon argent un peu partout, moi aussi. Retraits, virements, on peut toujours faire joujou avec, non ? Moi, il me suffit d’un coup de fil pour ça, et je parie que vous c’est pareil.

Il sortit un téléphone cellulaire de sa poche.

— Vous appelez votre banquier, vous lui dites votre code, il me le confirme et je vous arrange tout.

Puis, levant la seringue en l’air :

— Attention, ça va jaillir… Il suffit d’un mot.

Tête baissée, le docteur bredouilla quelques mots dans lesquels Cordell ne reconnut que « mallette » et « coffre ».

— Allez, docteur, un petit effort. Et après, vous aurez tout le temps de vous reposer. Allez…

… en billets de cent neufs…

Comme la voix de Lecter s’éteignait à nouveau, Cordell se pencha légèrement. Déployant toute la longueur de son cou, le prisonnier attrapa son arcade sourcilière de ses petites dents acérées et en arracha une bonne portion avant que l’autre n’ait eu le temps de sauter en arrière. Il lui recracha en pleine figure le sourcil, comme on fait d’une peau de raisin.