Pendant qu’il était en haut, Margot saisit l’aiguillon, vérifia qu’il était en état de marche et le glissa dans une de ses manches. Elle prit le marteau de maréchal-ferrant, également.
88
Au volant de la Honda de Cordell, Tommaso déposa Margot à la maison. Il devait laisser le véhicule au parking longue durée de l’aéroport international. Margot lui promit d’enterrer de son mieux ce qui restait de son frère et de Carlo.
Avant de partir, il se sentait obligé de lui dire quelque chose. Il rassembla ses idées, et toutes ses ressources dans une langue qu’il maîtrisait mal
— Signorina, les cochons… Il faut que vous sachiez. Ils ont aidé le dottore, eux. Ils reculaient devant lui, ils le laissaient tranquille. Ils tuaient mon frère, ils tuaient Carlo, mais lui, ils le craignaient. Je crois qu’ils le… vénèrent. — Il se signa. — Vous ne devriez pas continuer à le poursuivre, Lecter.
Et c’est ce qu’il allait raconter jusqu’à la fin de sa longue existence, Tommaso. Septuagénaire, il décrirait encore le docteur Lecter, la femme dans les bras, sortant de la grange escorté de cochons sauvages.
Lorsque la voiture disparut sur le chemin de service, Margot resta immobile de longues minutes, les yeux levés sur les fenêtres éclairées de Mason. Elle distinguait l’ombre de Cordell qui bougeait sur les murs pendant qu’il s’affairait auprès du malade, rebranchait les moniteurs qui surveillaient sa respiration et son pouls.
Elle glissa le manche du marteau dans sa ceinture en prenant soin que la tête soit dissimulée par les plis de sa veste.
Cordell quittait la chambre les bras chargés de coussins quand elle sortit de l’ascenseur.
— Préparez-lui un martini, Cordell.
— Je ne sais pas si…
— Moi, je sais. Faites ce que je dis.
Il déposa les coussins sur la causeuse avant de s’accroupir devant le réfrigérateur.
— Il y a un jus de fruit quelconque, par là ? demanda-telle en s’approchant de lui.
Elle le frappa à la nuque, fort, et entendit un son bref, comme celui d’un bouchon qui saute. Sa tête alla cogner contre le bord du frigo, sur lequel elle rebondit. Il tomba en arrière, le corps cassé en deux, ses yeux ouverts levés au plafond. Une pupille se dilatait, l’autre pas. Elle lui tourna le visage de côté sur le sol, leva à nouveau son marteau et enfonça sa tempe d’au moins deux centimètres. Un sang épais jaillit de ses oreilles.
Elle n’éprouvait aucune émotion particulière.
Au bruit de la porte qui s’ouvrait, Mason tressaillit. Il s’était assoupi un moment dans la chambre faiblement éclairée. Sous son rocher, la murène était endormie.
La large silhouette de Margot se profila sur le seuil. Elle referma derrière elle.
— Salut, Mason.
— Qui est-ce qui s’est passé, là-bas ? Pourquoi tu as mis tout ce temps, bordel ?
— Ils sont tous morts, « là-bas ».
Elle s’approcha du lit, détacha le cordon du poste de téléphone et le jeta par terre.
— Piero, Carlo, Johnny Mogli, finis. Le docteur Lecter s’en est tiré et il a emporté la Starling avec lui.
Les dents écumantes, Mason Verger jura. Elle poursuivit, imperturbable :
— J’ai renvoyé Tommaso dans son pays, avec l’argent.
— Tu as quoi ? Salope! Écoute-moi bien, abrutie que tu es : on va remettre tout ça en ordre et recommencer. On a encore le week-end. Pas besoin de s’inquiéter pour ce que Starling a pu voir : si Lecter l’a avec lui, elle est foutue, de toute façon.
— Elle ne m’a pas vue, moi, fit Margot avec un haussement d’épaules.
— Appelle Washington et dis à quatre de ces connards de rappliquer illico. Envoie-leur l’hélico. Montre-leur la pelleteuse et fais-leur… Cordell ! Ramenez-vous ici !
Mason sifflait déjà dans sa flûte de pan, mais Margot repoussa la télécommande et se pencha sur lui, son visage tout près du sien.
— Cordell ne viendra pas, Mason. Il est mort.
— Hein ? Comment?
— Je viens de le tuer, là, dans la salle de jeux. Et maintenant, tu vas me donner ce que tu me dois, Mason.
Elle releva les barres antichute de chaque côté de son lit, écarta la lourde queue de cheval pour arracher le drap. Ses petites jambes n’étaient pas plus épaisses que des rouleaux à pâtisserie. Sa main, la seule extrémité qu’il arrivait à mouvoir, s’agita en direction du téléphone. Le poumon artificiel poursuivait, sur son rythme immuable.
Margot tira un préservatif non spermicide de sa poche et le lui montra en le tenant entre deux doigts. Puis elle retira l’aiguillon de sa manche.
— Tu te rappelles, Mason, comment tu crachais sur ta queue pour que ça glisse mieux ? Tu crois que tu pourrais en trouver un peu, de salive ? Non ? Moi, je peux essayer…
Quand il eut assez d’oxygène en lui, il éructa, une succession de braiements plaintifs. En moins d’une demi-minute, cependant, l’opération était terminée. Avec succès.
— T’es morte, Margot.
Cela sonnait plus comme « Nargot ».
— Oh, nous le sommes tous, mon cher. Tu ne le savais pas ? Mais ceux-là, en tout cas, ils sont bien vivants.
Elle glissa sous sa chemise l’étui encore chaud, noué au bout.
— Ils gigotent, même. Je vais te montrer comment. Je vais te montrer comment ils gigotent. Démonstration immédiate.
Elle attrapa la paire de gants de poissonnier posée près de l’aquarium.
— Je pourrais adopter Judy, râla Mason. Elle deviendrait mon héritière, on partagerait…
— On pourrait, oui.
Elle sortit une carpe du réservoir à poissons, puis alla chercher une chaise dans l’entrée et monta dessus pour retirer le couvercle de l’énorme aquarium.
— Mais on ne le fera pas.
Et elle plongea ses deux longs bras dans l’eau. Retenant la carpe par la queue devant l’entrée de la grotte, elle attendit que la murène surgisse pour la saisir à l’arrière de la tête d’une poigne implacable, la ramena à la surface, la souleva en l’air. Le monstre se débattait, ondulait de tout son corps, aussi long que celui de Margot, sa robe festive jetant des éclairs dans la pièce. Elle dut l’agripper des deux mains pour la retenir tant bien que mal entre ses gants épais, dont les pointes en caoutchouc se plantaient dans la peau irisée.
Elle redescendit lentement de la chaise, approcha de Mason avec la bête tressautante, à la tête en forme de coupe-boulons, dont les dents cliquetaient comme un télégraphe, ces crocs incurvés auxquels aucune créature marine n’avait pu échapper. Elle la jeta sur la coque du poumon, où elle atterrit avec un flop sonore et, tout en la retenant dans son poing, elle enroula autour d’elle la queue de cheval de son frère, en de multiples torsades.
— Gigote, Mason, gigote, maintenant.
De son autre main, elle saisit la mâchoire de Mason pour le forcer à l’ouvrir, pesant de son poids sur le menton, encore et encore, tandis qu’il résistait de toutes ses faibles forces. Avec un son qui était à moitié un glapissement, à moitié un craquement, sa bouche finit par céder.
— Tu aurais dû accepter le chocolat, Mason.
Et elle enfourna la gueule de la murène entre les dents de son frère, la murène qui saisit la langue entre ses crocs coupants et s’y accrocha comme s’il s’agissait d’un poisson, sans céder un pouce, sans relâcher sa prise, entraînant dans ses soubresauts la chevelure de Mason entortillée à son corps. Le sang fusa de ses narines, l’étouffant, le noyant.