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— Je sais que vous avez bien connu Mason Verger, Mr Krendler.

— En effet.

— Eh bien, c’est une honte, une sacrée honte, même ! Cette crapule, ce sadique, après avoir gâché la vie de Mason, après l’avoir mutilé, qui revient pour le tuer… Ah, vous n’êtes peut-être pas au courant mais l’un de mes administrés a également perdu la vie dans cette tragédie. Johnny Mogli, un digne représentant de la loi qui a servi ses concitoyens de l’Illinois pendant des années.

— Non, Mr Vellmore, je l’ignorais. Navré.

— Enfin, ce que je voulais vous dire, Krendler, c’est qu’il faut continuer. La philanthropie légendaire des Verger, leur grand souci du bien-être public, ne va pas s’arrêter là. Cela dépasse la disparition d’un homme, ça. Je me suis déjà entretenu avec les responsables de la vingt-septième circonscription et avec les gens de chez Verger. La sœur, Margot, m’a parlé de votre souhait d’embrasser une carrière politique. Extraordinaire, cette femme. Remarquable sens pratique. Donc, on va se rencontrer très bientôt, d’accord, entre nous, hein, une petite réunion informelle pour voir ce que nous pourrons faire en novembre prochain. On vous veut avec nous, Krendler. Vous pensez que vous allez pouvoir vous libérer ?

— Oui, Mr Vellmore. Avec plaisir.

— Margot vous téléphonera pour vous donner les détails. Ce sera dans les tout prochains jours.

En raccrochant, Krendler se sentait pousser des ailes.

La découverte dans la grange du Colt 45 immatriculé au nom de feu John Brigham et légué officiellement à Clarice Starling fut accueillie avec un considérable embarras au FBI.

Si Starling avait été portée disparue, son cas n’était pas considéré comme un enlèvement puisque aucun témoin vivant ne pouvait certifier l’avoir vue emmenée de force. Il ne relevait pas non plus de la disparition en service : elle n’était qu’un agent en disponibilité forcée qui s’était évaporé quelque part dans le vaste monde. Un avis de recherche fut lancé pour sa voiture, avec les numéros de série et d’immatriculation, mais sans mention particulière de sa propriétaire.

Une disparition requiert bien moins d’efforts de la part des autorités qu’un kidnapping, évidemment…

Ardelia Mapp avait été tellement scandalisée par cette version des faits qu’elle rédigea une lettre de démission avant de se raviser. Elle resta au sein du Bureau pour mieux chercher sa camarade. Aller dans la partie du duplex que Starling avait occupée devint une habitude presque machinale.

Elle consultait sans cesse le dossier Lecter sur le site VICAP et sur celui du Centre national d’informations criminelles, sans constater le moindre enrichissement, sinon un petit détail frustrant : la police italienne avait fini par retrouver l’ordinateur portable de Lecter et, dans leur salle de détente, les Carabinieri jouaient désormais à « Super Mario » dessus; à l’instant où les techniciens avaient appuyé sur une seule touche, la machine avait purgé d’elle-même toute sa mémoire.

Ardelia harcelait tous les hauts fonctionnaires du FBI auxquels elle pouvait avoir accès. Ses nombreux appels au domicile de Jack Crawford restant sans réponse, elle contacta la division Science du comportement, où on lui apprit que Crawford restait hospitalisé en raison de douleurs thoraciques.

Elle n’essaya pas de le contacter dans sa chambre du Jefferson Memorial. Au FBI, il était le dernier ange gardien de Starling.

94

Elle n’avait plus aucune notion du temps. Leurs conversations se poursuivaient jour et nuit. Elle s’entendait parler des heures. Elle écoutait.

Parfois, elle riait d’elle-même quand elle se surprenait par des confidences sans fard qui l’auraient fait rougir de honte, normalement. Ce qu’elle racontait au docteur Lecter l’étonnait souvent, aurait pu quelquefois paraître choquant à un jugement commun, mais c’était toujours la vérité qu’elle disait. Et le docteur parlait, lui aussi. A voix basse, égale, il exprimait son intérêt et ses encouragements, jamais de surprise ni de blâme.

Il lui raconta son enfance, il lui raconta Mischa.

Pour débuter leurs échanges, il leur arrivait de fixer ensemble un unique objet qui reflétait la seule source de lumière dans la pièce où ils se trouvaient. Ce n’était presque jamais le même.

Ce jour-là, ils avaient commencé avec le miroitement isolé sur le flanc d’une théière mais, à mesure que leur dialogue se développait, le docteur Lecter parut discerner qu’ils arrivaient à une galerie encore inexplorée dans les pensées de Starling. Peut-être avait-il entendu des trolls se battre derrière un mur? En tout cas, il remplaça la théière par une boucle de ceinturon en argent.

— C’est à mon papa, ça ! lança-t-elle en tapant une fois dans ses mains comme l’aurait fait une enfant.

— Oui. Vous aimeriez parler à votre père, Clarice ? Il est ici. Vous voudriez lui parler?

— Papa est ici! Hé, oui, d’accord !

Le docteur Lecter prit la tête de Starling entre ses paumes, au-dessus des lobes temporaux, là où elle pourrait trouver de son père tout ce dont elle aurait jamais besoin. Il la regarda loin dans les yeux, très loin.

— Je sais que vous préférez rester seule avec lui. Je vous laisse, maintenant. Vous n’avez qu’à fixer la boucle et, d’ici quelques minutes, vous allez l’entendre frapper à la porte. Ça va ?

— Ouiii ! Super!

— Parfait. Ce ne sera pas long.

Piqûre fugace d’une aiguille plus fine qu’un cheveu. Starling ne baissa même pas les yeux pour voir. Puis le docteur quitta la pièce.

Elle contempla la boucle argentée jusqu’à ce qu’on frappe à la porte, deux coups fermes, et son père entra tel qu’elle se le rappelait, sa haute stature se découpant dans l’embrasure, chapeau à la main, la chevelure plaquée sur son crâne par la pluie, tout comme lorsqu’il s’approchait de la table du dîner.

— Salut, bébé ! A quelle heure tu soupes, ici ?

Pendant les vingt-cinq ans qui avaient suivi sa mort, il ne l’avait pas serrée une seule fois dans ses bras mais là, quand il l’attira contre lui, les boutons-pression de sa chemise de cow-boy étaient toujours là, et son odeur de tabac et de savon noir, et elle sentit contre elle la grande masse de son cœur.

— Hé, bébé… T’es tombée, bébé ?

C’était comme la fois où il l’avait relevée quand elle avait tenté de chevaucher une grosse chèvre dans le jardin, un défi qu’elle s’était lancé à elle-même.

— Tu te débrouillais pas mal du tout, jusqu’à ce qu’elle change de pied aussi vite… Viens dans la cuisine, on va voir ce qu’on peut se trouver.

Sur la table de la modeste pièce, dans la maison de son enfance, un paquet en cellophane de « Boules de neige » et un sac d’oranges.

Le père de Starling ouvrit son couteau Barlow, dont la lame était cassée en carré au bout, pour peler deux fruits, leur écorce se dévidant en un seul ruban sur la toile cirée. Ils prirent place sur les chaises de cuisine en bois et il libéra les quartiers au fur et à mesure, en mangeant un, puis en tendant un à Clarice. Elle cracha les pépins dans sa main et les garda au creux de sa robe. Il étendait ses longues jambes quand il était assis, comme John Brigham.

Il mâchait plus d’un côté que de l’autre, là où une de ses incisives latérales portait une couronne en métal blanc comme les dentistes militaires en utilisaient dans les années 40. La dent scintillait lorsqu’il riait.

Ils mangèrent deux oranges et une « boule de neige » chacun tout en échangeant quelques blagues. Starling avait oublié la délicieuse élasticité du sucre glace sous la noix de coco. La cuisine s’effaça peu à peu, ils conversaient maintenant comme deux adultes.