Elle ne plaça pas la pochette dans son sac, préférant la prendre dans sa main libre. Sans doute, pensa Barney, pour ne pas lui montrer, à l’intérieur du sac, ce qu’elle avait préparé en prévision de l’autre cas de figure.
A la porte, il demanda :
— Je peux avoir un baiser, tu crois ?
Elle se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser rapidement sur les lèvres.
— Voilà, ça ira comme ça, déclara-t-elle d’un ton guindé.
Les marches de l’escalier gémirent sous son poids lorsqu’elle s’en alla.
Après avoir refermé, Barney resta plusieurs minutes debout dans sa cuisine, le front contre la paroi fraîche du réfrigérateur.
99
Starling fut réveillée par des accords lointains de musique de chambre et par des arômes de cuisine épicée. Elle se sentait merveilleusement reposée, et affamée. Il y eut un coup discret frappé à la porte et le docteur Lecter entra, vêtu d’un pantalon sombre, d’une chemise blanche et d’un foulard de soie. Il portait une housse à habits sous un bras et un cappuccino dans l’autre main, pour elle.
— Vous avez bien dormi ?
— Magnifiquement, merci.
— Le chef m’annonce que le dîner sera servi dans une heure et demie. L’apéritif d’ici une heure, cela vous convient ? J’ai pensé que ceci pourrait vous plaire. A vous de voir.
Il suspendit la housse dans le placard et se retira sans un mot de plus.
Elle n’alla pas regarder avant de s’attarder dans son bain, mais ce qu’elle découvrit ensuite lui plut beaucoup: une longue robe du soir en soie crème, au décolleté étroit et cependant généreux, complétée d’une veste exquisément incrustée de perles.
Sur la commode, elle trouva une paire de boucles d’oreilles, avec des cabochons d’émeraude en pendants. Ils n’étaient pas facettés mais n’en brillaient pas moins de mille feux.
Ses cheveux n’avaient jamais été difficiles à coiffer. Elle se sentait très à l’aise dans sa tenue, et même si elle n’avait pas l’habitude d’être aussi habillée, elle ne se regarda que brièvement dans la glace, rien que pour voir si tout était en ordre.
Le propriétaire allemand avait conçu des cheminées démesurées. Dans le salon, un feu de bûches de bonne taille l’attendait. Elle s’approcha de l’âtre et de la chaleur dans un murmure de soie.
De la musique montait de l’épinette, un peu plus loin. Le docteur Lecter était au clavier, en tenue de soirée.
Quand il leva les yeux et l’aperçut, il en eut le souffle coupé. Ses mains s’immobilisèrent elles aussi, encore étendues sur les touches. Comme cet instrument n’a pas de résonance prolongée, le silence envahit soudain la pièce et tous deux l’entendirent reprendre sa respiration.
Deux verres étaient préparés devant l’âtre. Il reprit contenance en allant les prendre et en tendant un à Clarice Starling. Du Lillet avec un zeste d’orange.
— Même si je vous voyais tous les jours encore, à jamais, je me souviendrais de ce moment.
Ses yeux sombres ne la quittaient pas.
— Combien de fois vous m’avez vue, déjà ? Sans que je le sache.
— Trois, seulement.
— Mais ici, vous…
— Ici, nous sommes hors du temps, et ce que je peux voir en m’occupant de vous n’est pas une atteinte à votre intimité. Cela, je le conserve à la place qui lui revient, avec votre dossier médical. Je dois avouer cependant qu’il est agréable de vous regarder endormie. Vous ne manquez pas de beauté, Clarice.
— On ne choisit pas son apparence, docteur Lecter.
— Si le charme se méritait, vous n’en seriez pas moins belle.
— Merci.
— Ne dites pas « merci » !
Un seul mouvement de sa tête, un sursaut à peine, et son agacement avait fusé comme lorsqu’on jette son verre dans les flammes.
— Je dis ce que je pense, répliqua Starling. Vous auriez préféré que je réponde : « Je suis contente que vous me voyiez ainsi » ? D’accord, ce serait un peu plus chic. Et tout aussi vrai.
Elle leva son apéritif à hauteur de son regard égal de fille de la Prairie, ferme sur sa position.
A cet instant, le docteur Lecter comprit que, malgré tout son savoir et son intrusion dans la vie privée de Starling, il ne serait jamais entièrement capable de prévoir ses réactions, et encore moins de l’avoir sous sa coupe. Il pouvait nourrir la chenille, souffler sur la chrysalide, mais ce qui devait en éclore suivrait sa nature intrinsèque, dépassant son intervention. Il se demanda si, sous la robe longue, elle avait son 45 au mollet.
Et là, Clarice Starling lui sourit, les cabochons s’illuminèrent des reflets de l’âtre et le monstre s’abandonna au plaisir égoïste de constater la sûreté de son choix et son habileté.
— Clarice, le dîner est un tribut au goût et à l’odorat, les plus anciens des sens et aussi les plus proches du centre de la pensée. Le goût et l’odorat résident dans des régions de l’esprit qui ont préséance sur la pitié, et la pitié n’est pas reçue à ma table. Mais le cérémonial, le spectacle et les échanges du dîner jouent sur le dôme du cortex tels les miracles illuminés au plafond d’une église. Cela peut se révéler bien plus passionnant qu’une pièce de théâtre.
Il rapprocha son visage de celui de Starling, lisant attentivement dans ses yeux.
— Je veux que vous compreniez quel enrichissement vous allez y apporter, Clarice, et quelles sont vos « prérogatives ». Avez-vous étudié votre image récemment, Clarice ? Je ne pense pas. Je doute que vous l’ayez jamais fait. Venez, venez dans le hall, placez-vous devant le miroir.
Il saisit un chandelier sur le manteau de la cheminée.
La haute glace était une belle pièce du XVIIIe siècle, certes un peu ternie et fendillée, qui provenait du château de Vaux-le-Vicomte et avait donc dû en voir de belles…
— Regardez, Clarice. Cette délicieuse apparition, c’est vous. Ce soir, pendant un moment, vous allez vous observer avec une certaine distance. Vous allez constater ce qui est juste, dire ce qui est vrai. Vous avez toujours eu assez de courage pour affirmer vos opinions, mais trop de contraintes vous ont entravée. Je vous le répète, la pitié n’a pas de place à ma table.
» Si certaines remarques peuvent vous paraître déplaisantes sur le coup, vous verrez que le contexte est parfois susceptible de les rendre cocasses, voire à mourir de rire. Si des vérités qui font mal à entendre sont exprimées, n’oubliez pas que la vérité est fugace et changeante… — Il but une gorgée de son verre. — Si vous sentez la douleur s’épanouir en vous, elle porte déjà le fruit du réconfort. Vous me suivez ?
— Non, docteur Lecter, mais je me rappelle ce que vous avez dit. Maîtrise de soi, tout ce fatras psychologique, ras le bol ! Je veux seulement un dîner agréable.
— Il le sera, c’est promis.
Il eut un sourire, de quoi en terroriser plus d’un.
Ils ne regardaient plus le reflet de la jeune femme dans la glace fanée mais s’observaient l’un l’autre entre les bougies du chandelier, et le miroir les contemplait tous les deux.
— Voyez, Clarice.
Fascinée par les étincelles rougeoyantes qui tourbillonnaient au fond de ses pupilles, elle ressentait l’excitation d’une enfant sur le chemin de la fête foraine.
Le docteur Lecter retira une seringue de la poche de sa veste. Sans détourner une seconde les yeux des siens, ne se guidant qu’au toucher, il plongea l’aiguille aussi fine qu’un cheveu dans le bras de Starling. Lorsqu’il la retira, pas même une gouttelette de sang ne perla de la minuscule blessure.