De nos jours, les Verger abattent quatre-vingt-six mille bovins par jour et, avec quelques légères variations selon la saison, environ trente-six mille porcs. Pourtant, les pelouses manucurées de Muskrat Farm et ses bosquets de lilas balancés par la brise sont loin de sentir l’étable, et les seuls animaux en vue sont des poneys destinés aux enfants en visite ou des troupeaux d’oies que l’on voit se dandiner dans l’herbe, bec à l’affût, le derrière comiquement levé. Aucun chien, par contre. La demeure, sa grange et son parc trônent presque au centre d’un millier d’hectares de forêt classée domaine national, un rare privilège accordé à perpétuité par dérogation du département de l’Intérieur.
A l’instar de tant d’enclaves réservées aux plus riches, la propriété n’est pas facile à trouver, la première fois. Clarice Starling, ainsi, dépassa la bonne sortie sur l’autoroute et dut rebrousser chemin en empruntant la voie forestière, où elle aperçut d’abord l’entrée de service, une grille massive et cadenassée qui interrompait la haute clôture enserrant la forêt et derrière laquelle une piste disparaissait rapidement sous les arbres. Pas d’interphone. Trois kilomètres plus loin, à une centaine de mètres au fond d’une belle allée, ce fut enfin la maison du gardien. Le vigile en uniforme avait son nom sur sa feuille d’instructions. Encore trois kilomètres et elle eut la maison en vue. A quatre ou cinq cents mètres, quand elle dut arrêter sa Mustang vrombissante pour laisser traverser un cortège d’oies, elle remarqua une file d’enfants juchés sur des shetlands en train de quitter une grange altière. La demeure d’habitation, une magnifique réalisation de l’architecte Stanford White édifiée sur une colline en pente douce, paraissait inébranlable, généreuse, inspiratrice de rêves paisibles. Elle attirait Starling comme un aimant.
Les Verger avaient été assez avisés pour ne pas apporter de modifications au bâtiment, à l’exception d’une nouvelle aile que la jeune femme ne pouvait apercevoir encore, un rajout sur la façade orientale aussi incongru qu’un bras supplémentaire greffé sur un patient par quelque médecin fou.
En arrêtant son moteur devant le porche central, elle n’entendit d’autre bruit que celui de sa respiration. Un coup d’œil machinal dans son rétroviseur lui révéla cependant quelqu’un à cheval qui s’approchait de sa voiture. Le silence fut rompu par la cadence des sabots sur les pavés au moment où elle ouvrait sa portière.
La personne arrivée à sa hauteur avait une carrure imposante, des cheveux blonds coupés court. Elle mit pied à terre, tendit les rênes à un palefrenier qui l’avait rejointe en courant et commanda d’une voix virile, rocailleuse :
— Ramenez-le.
Puis, à l’adresse de Starling :
— Margot Verger.
C’était une femme, elle s’en rendait compte maintenant, qui lui tendait la main d’un geste décidé. Et une adepte du bodybuilding, de toute évidence. Son cou musclé, ses bras et ses épaules d’athlète distendaient la maille de son polo de tennis. Ses yeux étaient froids et semblaient irrités, comme s’ils ne sécrétaient plus de larmes. Elle portait une culotte d’équitation en sergé de coton et des bottes sans éperon.
— Qu’est-ce que vous conduisez là ? Une vieille Mustang?
— Elle est de 88.
— Une cinq-litres, non ? On dirait qu’elle a une sacrée reprise.
— Oui. C’est un modèle spécial.
— Vous l’aimez, hein?
— Beaucoup.
— Elle peut faire quoi ?
— Je ne sais pas. Suffisamment, je crois.
— Elle vous fait peur ?
— Elle m’inspire du respect, plutôt. Disons que je m’en sers avec déférence.
— Vous la cherchiez, ou vous l’avez juste achetée comme ça?
— Je la cherchais assez pour l’acheter à une vente aux enchères quand j’ai vu ce que c’était. Après, j’ai appris à la connaître.
— Vous pensez qu’elle battrait ma Porsche ?
— Tout dépend quelle Porsche. Je dois parler à votre frère, Mrs Verger.
— Ils auront fini de le préparer dans cinq minutes. On peut commencer à y aller.
Le tissu de sa culotte chuinta sur ses cuisses solides quand elle commença à gravir le perron. Ses cheveux couleur paille étaient assez clairsemés pour que Starling se demande si elle prenait des stéroïdes et si elle devait dissimuler son clitoris hypertrophié.
Elle eut l’impression d’entrer dans un musée tant le décor contrastait avec le dépouillement auquel elle avait été habituée en passant la plus grande partie de son enfance dans un orphelinat protestant. Les hauts plafonds étaient ornés de poutres badigeonnées, des portraits de personnages sans doute importants couvraient les murs, des émaux cloisonnés chinois décoraient l’escalier et de longs tapis marocains couraient sur le sol du hall.
L’entrée de la nouvelle aile contrastait abruptement avec cette atmosphère feutrée. La double porte en verre dépoli paraissait déplacée, incongrue. Margot Verger marqua une pause avant de l’ouvrir, dévisageant Starling de son étrange regard.
— Il y a des gens qui ont du mal à parler avec Mason. Si c’est une épreuve trop dure pour vous, ou si ça vous trouble, je pourrai compléter ensuite ce que vous aurez oublié de lui demander.
Il est un sentiment que nous connaissons tous, mais pour lequel nous n’avons pas encore trouvé de terme spécifique : la joie anticipée de se sentir sur le point d’éprouver un mépris justifié pour quelqu’un. C’est ce que Starling lut sur le visage de son hôtesse. Elle se contenta de répliquer par un simple « Merci ».
A sa grande surprise, la première pièce de l’extension moderne était une salle de jeux spacieuse et bien équipée. Au milieu d’animaux en peluche, deux enfants noirs étaient en train de s’amuser, l’un à chevaucher un ballon sauteur, l’autre à pousser un modèle réduit de camion sur le sol. Toutes sortes de vélos et de tricycles étaient rangés le long des murs tandis que le centre était occupé par un grand jeu de barres sous lequel s’étalait un tapis de mousse rembourré.
Dans un coin, un homme de grande taille, en tenue d’infirmier, était assis sur une causeuse, un numéro de Vogue à la main. Plusieurs caméras vidéo étaient fixées aux murs, certaines en hauteur, d’autres au niveau des yeux. L’une d’elles, pratiquement au plafond, suivit l’entrée de Starling et de Margot Verger, son objectif tournant sur lui-même pour garder le point.
Starling avait dépassé le stade où la seule vue d’un gamin noir lui perçait le cœur, mais elle fut très touchée par le charmant spectacle de ces deux enfants occupés à jouer tandis qu’elle traversait la salle avec Margot Verger.
— Mason aime bien regarder les gosses, lui confia Margot.
Mais comme son apparence leur fait peur, à part aux plus petits, il a choisi ce système. Après, ils vont faire du poney. Ils viennent d’un centre pour enfants défavorisés de Baltimore.
L’accès obligatoire aux quartiers de Mason Verger passait par sa salle de bains, une installation digne d’une station thermale qui occupait toute la largeur de la nouvelle aile. Ultra-fonctionnelle, toute d’acier et de chrome et au sol plastifié, elle comportait des cabines de douche, des baignoires en inox munies de poignées et de tuyaux orange, un bain de vapeur et de grands rangements vitrés remplis de produits provenant de la Farmacia de Santa Maria Novella à Florence. L’atmosphère était encore humide et surchauffée, imprégnée d’une odeur de myrrhe et de conifère.