Starling aperçut un filet de lumière sous la porte de la chambre de Verger, qui s’éteignit à l’instant où sa sueur tourna le loquet. Elles entrèrent dans une aire de réception violemment éclairée par un spot au plafond, la seule partie de la pièce à ne pas être plongée dans l’obscurité. Au-dessus du canapé était suspendue une reproduction assez correcte du tableau de William Blake, The Ancient of Days, Dieu mesurant les jours avec son compas, dont le cadre était drapé d’un voile noir en raison du récent décès du patriarche des Verger. Des ténèbres montait un bruit de machine régulier, une sorte de soupir entre deux silences.
— Bonjour, agent Starling.
Une voix métallique, artificiellement amplifiée, où les consonnes avaient tendance à disparaître.
— Bonjour, Mr Verger, répondit-elle sans discerner son interlocuteur.
La chaleur du plafonnier au-dessus de sa tête lui hérissait le cuir chevelu. Mais le jour n’appartenait pas à cet endroit. Le jour n’avait pas le droit d’entrer ici.
— Asseyez-vous.
« Il va falloir y aller, il va falloir le faire, pensa Starling. Tout de suite, maintenant. C’est bien. C’est maintenant. »
— La conversation que nous allons avoir est à considérer comme une déposition, Mr Verger, et je vais donc avoir à l’enregistrer. Vous n’y voyez pas d’inconvénient?
— Non, bien sûr.
La voix s’élevait entre les soupirs de la machine. Le « s »de « sûr » était inaudible.
— Margot? Je pense que tu peux nous laisser, maintenant.
Sans regarder Starling, la sœur de Mason Verger sortit dans le bruissement de sa culotte de cheval.
— Mr Verger, j’aimerais fixer ce micro sur votre… sur votre vêtement ou votre oreiller, à votre convenance. Mais si vous préférez, j’appelle un infirmier pour le faire.
— Je vous en prie, rétorqua-t-il, les consonnes toujours escamotées, puis il attendit la prochaine expiration mécanique pour ajouter : Vous pouvez le faire vous-même, agent Starling. Je suis juste là.
Aucun interrupteur n’était à portée de son regard. Pensant que sa vision serait meilleure si elle quittait l’éclat aveuglant du spot, elle avança dans les ténèbres, une main tendue devant elle, guidée par le parfum de myrrhe et de conifère.
Elle était déjà plus près du lit qu’elle ne l’avait estimé lorsqu’il alluma sa lumière de chevet.
L’expression de Starling ne se modifia pas. Seule la main qui tenait le petit micro eut un bref sursaut, deux centimètres à peine.
La première réaction que lui communiqua son cerveau n’avait pas de lien avec ce qu’elle ressentait au plus profond de sa poitrine et de ses viscères. C’était le constat que son élocution anormale résultait de ce qu’il était totalement privé de lèvres. La seconde fut de constater qu’il n’était pas aveugle : un œil, unique et bleu, l’observait au travers d’une sorte de monocle muni d’un petit tuyau qui assurait l’humidification permanente du globe oculaire, puisque celui-ci n’avait plus de paupière. Pour le reste, plusieurs chirurgiens avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir, des années auparavant, à l’aide de greffes de peau.
Sans nez, sans lèvres, sans chair sur son visage, Mason Verger était tout en dents, telle une créature des abysses les plus inaccessibles de l’océan. Nous sommes si habitués aux masques que le choc de cette apparition se produit après coup, quand nous comprenons qu’il s’agit là d’une figure humaine, avec une âme derrière. C’est de la voir se mouvoir qui vous bouleverse, de voir les articulations des mâchoires, et cet œil qui pivote pour vous regarder. Pour regarder un visage normal. Le vôtre.
Il a de beaux cheveux, Mason Verger, mais étonnamment, c’est encore ce qu’il y a de plus repoussant dans son apparence. Noirs saupoudrés de gris, ils sont ramassés dans une queue de cheval si longue qu’elle toucherait le sol si elle était passée par-dessus son oreiller. Aujourd’hui, elle repose en une grosse boucle sur sa poitrine, ou plutôt sur la carapace de tortue que lui fait le poumon artificiel. Des cheveux humains sous une gargouille en fluorine. Une tresse qui luit comme des écailles articulées.
Sous les draps, le corps depuis longtemps paralysé de Mason Verger s’amenuisait jusqu’au néant sur son lit d’hôpital surélevé.
Il avait en face de lui une télécommande qui faisait penser à une flûte de Pan ou à un harmonica en plastique transparent. Il entortilla le bout de sa langue autour d’un des embouts et attendit l’inhalation suivante du poumon pour souffler dedans. Son lit répondit par un murmure électrique, s’inclina légèrement pour qu’il puisse faire face à Starling et rehaussa sa tête.
— Je remercie Dieu de ce qui m’est arrivé, prononça-t-il. Cela a été mon salut. Avez-vous accepté jésus dans votre cœur, miss Starling ? Avez-vous la foi ?
— J’ai été élevée dans une atmosphère très religieuse, Mr Verger. Ce que j’ai, c’est les marques que cela vous laisse, de quelque manière que vous appeliez ça. Maintenant, si vous voulez bien, je vais accrocher cet appareil à votre oreiller. Il ne devrait pas vous gêner, n’est-ce pas ?
Elle avait pris un ton péremptoire d’infirmière qui ne lui allait pas. Mais la vue de sa main près du visage, de ces deux chairs côte à côte, n’était pas là pour l’aider, pas plus que celle des vaisseaux greffés sur les maxillaires pour leur apporter du sang et dont les dilatations régulières faisaient penser à des vers en train de se nourrir.
Ce fut un soulagement de dévider le fil du microphone et de retourner à la table où elle avait laissé son magnétophone et un autre micro à son usage.
— Ici agent spécial Clarice M. Starling, matricule FBI 5143690, venue recueillir à son domicile la déposition de Mason R. Verger, numéro de Sécurité sociale 475989823, à la date inscrite et certifiée sur cette cassette. Mr Verger a bien compris que l’immunité judiciaire lui a été accordée par le procureur fédéral du trente-sixième district et par les autorités locales concernés dans une résolution commune, pièce jointe certifiée.
Elle marqua une pause.
— Et maintenant, Mr Verger, si…
— Je veux vous parler du camp, l’interrompit-il dans le souffle de son poumon artificiel. C’est un merveilleux souvenir d’enfance auquel je suis revenu, littéralement.
— Nous pourrons évoquer cela plus tard, Mr Verger, mais pour l’instant je crois que…
— Oh, nous pouvons évoquer cela tout de suite, miss Starling. Voyez-vous, tout se résume à une chose : endurer. C’est de cette manière que j’ai rencontré Jésus et je n’ai rien de plus important à vous dire.
Il laissa passer un soupir de la machine.
— C’était un camp de vacances religieux que mon père finançait. Il payait pour tout le monde, cent vingt-cinq petits campeurs au bord du lac Michigan. Certains venaient de familles très humbles, ils étaient prêts à n’importe quoi pour une sucrerie. Je ne sais pas, je profitais peut-être d’eux, je les traitais peut-être durement s’ils ne voulaient pas prendre le chocolat que je leur proposais et faire ce que je voulais d’eux… Je ne dissimule plus rien parce que tout est en ordre, maintenant.
— Mr Verger, il faudrait que nous examinions certains documents relatifs à la même…