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— Par l’intermédiaire de Drumgo, Evelda est liée aux Crip de Trey-Eight, compléta Brigham. Notre informateur dit qu’elle a la protection des Crip, lesquels se réservent la côte. Ils la couvrent contre les Spliff, essentiellement. Je ne sais pas comment ils vont réagir quand ils verront que c’est nous. Lorsqu’ils peuvent éviter, ils ne cherchent pas la bagarre avec les autorités.

— Vous devez aussi savoir qu’Evelda est séropositive, reprit Starling. C’est Dijon qui lui a refilé le virus avec une seringue usagée. Elle a appris ça en prison et elle a complètement flippé. C’est ce jour-là qu’elle a tué Marsha Valentine, et elle s’est battue avec les matons. Si elle n’est pas armée mais résiste quand même, attendez-vous à recevoir n’importe quelle sécrétion qu’elle pourra vous balancer dessus. Elle va cracher, elle va mordre, elle est capable de vous uriner ou de vous déféquer dessus si vous tentez une fouille au corps, donc les gants et les masques sont plus que réglementaires. Quand vous la ferez monter dans le fourgon, méfiez-vous si vous posez une main sur sa tête, au cas où elle aurait une aiguille dans les cheveux. Et menottez-lui les chevilles, aussi.

Burke et Hare avaient pris une expression soucieuse. Bolton, lui, s’était renfrogné. De son menton mafflu, il désigna l’arme que Starling portait à la ceinture, un Colt 45 modèle officiel dont la crosse était munie d’une bande d’adhésif antidérapant et qui était glissé dans un fourreau d’Indien Yaqui à sa hanche droite.

— Vous vous promenez tout le temps avec ce machin déjà armé ? demanda-t-il d’un ton agressif.

— Armé et verrouillé, jour et nuit, oui, m’sieur.

— Mais c’est dangereux !

— Venez faire un tour sur la piste de tir et je vous expliquerai, sergent.

— Euh, Bolton, intervint Brigham, j’ai entraîné Starling quand elle a remporté le championnat de tir de combat tous services trois années de suite. Ne vous faites pas de souci pour son arme. Dis, Starling, comment ils t’ont surnommée, déjà, les cow-boys du Groupe anti-prise d’otages, quand tu les as battus à plate couture ? Annie Oakley, c’est ça ?

— Poison Oakley, corrigea-telle en détournant le regard vers la vitre.

Au milieu de tous ces hommes, elle se sentait épiée et isolée dans l’habitacle qui empestait le bouc, l’eau de toilette bon marché du genre « Brut » ou « Old Spice », la sueur et le cuir. Elle eut une bouffée d’angoisse, qui avait le goût d’une pièce de monnaie sous sa langue. Une série d’images fusèrent dans son esprit : son père, fleurant bon le tabac et le savon, en train de peler une orange avec son couteau de poche, le bout de la lame cassé en carré, puis partageant le fruit avec elle dans la cuisine; les feux de position de son pick-up disparaissant dans l’obscurité la nuit où il était parti pour la patrouille qui lui avait été fatale ; ses vêtements dans le placard ; sa chemise des soirs de bal campagnard, ses habits encore neufs pendus aux cintres, tristes comme des jouets relégués au grenier.

— Encore une dizaine de minutes, annonça le chauffeur par-dessus son épaule.

Brigham jeta un coup d’œil par le pare-brise, consulta sa montre.

— Voilà la disposition des lieux. — Il avait à la main un croquis sommaire, tracé en hâte au Magic Marker, ainsi qu’un plan cadastral assez flou que le Département d’urbanisme lui avait envoyé par télécopie. — Bon, le marché aux poissons est ici, dans une enfilade de magasins et de hangars au bord du fleuve. Là, Parcell Street finit en impasse dans Riverside Avenue sur cette petite place, en face du marché. Vous voyez, le bâtiment de la criée donne directement sur la rive. Tout le long derrière, ici, il y a un quai de déchargement. Le labo d’Evelda est à côté, de plain-pied, avec l’entrée ici, tout près de l’auvent du marché. Pendant qu’elle tambouille sa came, elle aura des guetteurs un peu partout, sur au moins trois pâtés de maisons autour. Dans le temps, ils ont réussi à la prévenir assez vite pour qu’elle se débarrasse de son matos. Donc… L’équipe qui se trouve actuellement dans la troisième fourgonnette, des spécialistes du DRD, doit débarquer d’un bateau de pêche sur le quai à quinze heures tapantes. Nous, dans cette camionnette qu’on a, nous sommes ceux qui peuvent approcher au plus près, juste face à la porte principale, quelques minutes avant le début du raid. Si Evelda sort par-devant, on la chope. Si elle reste à l’intérieur, on attaque cette entrée latérale, là, dès que l’autre groupe intervient de l’autre côté. Dans le second fourgon, sept hommes, notre arrière. A moins que nous n’appelions plus tôt, ils se pointent à quinze zéro zéro eux aussi.

— La porte, on s’en charge comment? demanda Starling.

— Si ça a l’air calme, on enfonce, expliqua Burke. Si on entend des coups de feu, ajouta-t-il en tapotant son fusil à pompe, on fait le coup de « la dame de chez Avon ».

Starling avait déjà vu employer cette méthode : la « dame de chez Avon », c’est une balle de magnum de 8 cm chargée de très fine grenaille de plomb qui permet de faire sauter une serrure sans blesser quiconque se trouverait derrière la porte.

— Et les gosses d’Evelda, ils sont où ? interrogea-t-elle.

— Notre indic l’a vue les déposer à la garderie tout à l’heure, répondit Brigham. Il participe de très près à la vie de la petite famille, notre mec. D’aussi près qu’il peut sans risquer d’attraper le sida, en fait…

Le petit écouteur qu’il avait dans l’oreille crachota à ce moment-là. Il se pencha pour scruter ce qu’il pouvait apercevoir du ciel à travers les vitres arrière.

— C’est peut-être juste pour le bulletin routier ? dit-il dans le micro miniature fixé à son col de chemise.

Puis, s’adressant au chauffeur :

— Strike 2 a repéré un hélico de presse il y a une minute. Tu as vu quelque chose ?

— Non.

— Il doit s’occuper de la circulation, alors. Bon, maintenant on se prépare et on la ferme.

Soixante-quinze kilos de neige carbonique ne suffisent pas à empêcher de suer cinq personnes enfermées dans les flancs métalliques d’une camionnette par une chaude journée, surtout lorsqu’elles entreprennent d’endosser leur gilet pare-balles. Quand Bolton leva les bras, il fit la preuve qu’une dose massive de déodorant « Canoe » n’est jamais aussi efficace qu’une bonne douche.

Dans sa chemise de treillis, Clarice Sterling avait cousu des épaulettes rembourrées pour atténuer le poids de son gilet, censé résister aux balles et encore alourdi par une plaque de céramique dans le dos et sur l’abdomen. L’expérience lui avait hélas appris l’importance de cette protection dorsale supplémentaire. Mener une incursion en force avec une équipe que l’on ne connaît pas, au sein d’un groupe plus ou moins bien entraîné, peut se révéler une entreprise hasardeuse : quand on prend la tête d’une colonne de bleus apeurés, il n’est pas rare de se retrouver avec l’échine criblée par le feu de ses propres coéquipiers…

A trois kilomètres de l’objectif, le troisième fourgon se sépara du convoi pour conduire le groupe du DRD à son bateau de pêche. Quant au deuxième, il ralentit, laissant une prudente distance s’établir entre lui et la camionnette banalisée.

Ils entraient dans une zone franchement délabrée. Un immeuble sur trois condamné, des carcasses de voitures abandonnées au bord des trottoirs, des grappes de jeunes bayant aux corneilles devant des bars ou des supérettes poussiéreuses, une bande d’enfants s’amusant autour d’un matelas en flammes… Si Evelda avait réellement déployé ses guetteurs, ils se fondaient à la perfection parmi ces passants désœuvrés. Aux abords des magasins d’alcool et sur les parkings des supermarchés, d’autres encore étaient installés à plusieurs dans leurs autos, discutant de tout et de rien.