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— Est-ce que l’un de vous est dans un programme social ? Vous voudriez ? Je peux vous aider, pour ça.

— Il a déjà tout fait. La société… On participe, on fait toutes leurs conneries et finalement on revient à ce qu’on connaît, hein ? Mais toi, qu’est-ce que tu cherches ici ? Qu’est-ce que tu veux?

— Des dossiers.

— S’ils sont pas là, c’est que quelqu’un les a chourés. Faut pas être une grosse tête pour conclure ça, si ?

— Sammie ? appela Starling. Sammie ?

Il ne répondit pas.

— Il dort, Sammie, déclara son amie.

— Si je laisse un peu d’argent par ici, vous lui achèterez de quoi manger?

— Non. De quoi boire. La bouffe, ça se trouve. La picole, obligé de l’acheter. Hé, en partant, fais gaffe de pas te prendre la poignée de porte dans le cul !

— Ce sera sur le bureau, là.

Elle avait envie de s’enfuir en courant. Elle se rappelait la fin de ses entrevues avec le docteur Lecter, l’effort qu’elle faisait sur elle-même tandis qu’elle regagnait ce qui était alors un îlot de paix, le poste de surveillance de Barney.

Revenue sous les lampes de la cage d’escalier, elle sortit un billet de vingt dollars de son portefeuille, le déposa sur le bureau de Barney, couvert d’inscriptions et d’entailles, et le bloqua sous une bouteille vide. Puis elle déplia un sac en plastique de supermarché et y glissa les deux jaquettes et le dossier médical de Miggs.

— Au revoir! Bye, Sammie ! cria-telle à l’homme qui s’était hasardé dans le monde avant de revenir à l’enfer qu’il connaissait.

Elle aurait voulu lui assurer qu’elle espérait que Jésus viendrait bientôt, mais cela lui parut idiot à dire.

Elle remonta vers la lumière, poursuivre son errance dans le monde.

12

S’il existe des stations sur la route de la Géhenne, elles ressemblent sans doute à l’accès aux urgences de l’hôpital général Maryland-Misericordia. Par-dessus la plainte des sirènes d’ambulances et des mourants, le fracas des civières à roulettes ensanglantées, les pleurs et les hurlements, les colonnes de vapeur sorties des égouts se teintent d’écarlate en passant devant le grand néon clignotant de l’entrée, montent dans l’obscurité comme autant de colonnes de feu bibliques et se dispersent en nuages dans le jour qui vient.

Barney jaillit de la fumée en secouant ses larges épaules, sa tête ronde coiffée en brosse tendue en avant, lancé à grandes enjambées sur le trottoir défoncé vers l’est et le petit matin.

Il avait quitté son travail avec vingt-cinq minutes de retard. Comme la police leur avait amené un souteneur drogué qui aimait se battre avec les femmes et qui avait été blessé par balle, l’infirmière en chef lui avait demandé de rester. A chaque fois qu’un patient susceptible de violence se présentait, on faisait appel à l’expérience de Barney.

Dissimulée par la capuche de sa parka, Clarice Starling le laissa franchir quelques dizaines de mètres avant de passer à l’épaule la sangle de son sac à dos et de lui emboîter le pas. Elle fut soulagée de constater qu’il n’interrompait sa marche ni au parking réservé, ni à l’arrêt d’autobus. Le suivre à pied serait plus facile, d’autant qu’elle n’était pas sûre de son vrai domicile et qu’elle avait besoin d’accumuler le maximum d’informations à son insu.

C’était un quartier tranquille, plutôt populaire et sans clivage racial. Le genre d’endroit où l’on met une canne d’arrêt à sa voiture mais où il n’est pas obligatoire de retirer la batterie tous les soirs, et où les enfants peuvent encore jouer dans la rue.

Au troisième carrefour, Barney attendit qu’une camionnette libère le passage clouté pour s’engager vers le nord dans une rue bordée de maisons étroites, certaines dotées d’un perron en marbre et d’un jardinet bien léché. Quelques magasins hors d’activité conservaient leurs vitrines intactes, blanchies à la chaux, les autres commençaient à ouvrir et on voyait déjà des passants. Comme les poids lourds garés là pour la nuit gênaient la vue de Starling, elle pressa le pas pour ne pas se faire distancer avant de constater qu’il s’était arrêté. Ils étaient maintenant exactement à la même hauteur, de part et d’autre de la rue. Il l’avait peut-être remarquée lui aussi, elle ne pouvait en être sûre.

Il se tenait les mains dans les poches de sa veste, la tête inclinée, les sourcils froncés, les yeux fixés sur un point au milieu de la chaussée. Une colombe morte, dont l’aile s’agitait dans le déplacement d’air chaque fois qu’une voiture passait à côté. Le second membre du couple tournait en rond autour de la dépouille, sa petite tête tressautant à la cadence de ses pattes rosées. Cercle après cercle, il roucoulait le tendre appel des colombes. Plusieurs autos et un fourgon les frôlèrent, mais le survivant n’évitait le danger qu’à la dernière seconde, par un simple saut plus que par un envol.

Était-ce les oiseaux ou elle que Barney observait ? Starling n’aurait su le dire. Elle était obligée de continuer sa marche si elle ne voulait pas se faire remarquer. Lorsqu’elle glissa un regard par-dessus son épaule, il était accroupi sur la chaussée, les bras levés face à la circulation.

Ayant franchi le coin de la rue, elle retira sa parka, sortit un sweater, une casquette de baseball et un sac de sport. Elle se changea rapidement, fourra son ancienne tenue dans le sac et emprisonna ses cheveux sous la casquette. Puis elle emboîta le pas à un groupe de femmes de ménage de retour du travail pour revenir là où elle avait laissé Barney.

Il avait pris la colombe morte dans sa paume. L’autre s’envola dans un battement d’ailes pour se poser sur les fils électriques au-dessus de lui et le regarder. Barney déposa le petit corps sur un lit de pelouse, lissa son plumage, leva son visage massif vers la colombe sur son perchoir et lui adressa quelques mots. Dès qu’il reprit sa marche, l’oiseau redescendit et se remit à exécuter des cercles autour du cadavre. Barney ne se retourna pas.

Une centaine de mètres plus loin, il gravit les marches d’un immeuble et sortit un trousseau de clés. Starling piqua un sprint pour le rejoindre avant qu’il n’ait ouvert la porte.

— Salut, Barney.

Il s’interrompit posément et la dévisagea du haut du perron. Elle avait oublié que ses yeux étaient plus écartés l’un de l’autre que la normale. L’intelligence s’y lisait, et une brève impulsion électronique. Il réfléchissait.

Elle retira sa casquette, libérant ses cheveux.

— Clarice Starling. Vous vous souvenez de moi ? Je suis…

— La flicaille, fit Barney, les traits impassibles.

Elle esquissa une sorte de révérence.

— Eh bien, oui, disons que je suis la flicaille. Il faut que je vous parle, Barney. C’est juste entre nous. J’ai besoin de vous demander des trucs.

Il redescendit les marches. Même là, elle était obligée de lever la tête pour le regarder. Mais elle ne se sentait pas menacée par sa taille comme un homme aurait pu l’être.

— Pour la bonne forme, agent Starling, vous reconnaissez que vous ne m’avez pas lu mes droits ?

Il avait une voix haut perchée, sans apprêt, qui faisait penser à celle du Tarzan incarné par Johnny Weissmuller.

— Absolument. Je ne vous ai pas fait le coup de Miranda, c’est exact.

— Et si vous le faisiez à votre sac ?

Starling l’ouvrit et se pencha pour parler dedans, comme s’il contenait un lutin.

— Je n’ai pas lu ses droits à Barney conformément à la décision de la Cour suprême dite « Miranda ».

— Ils ont un café assez correct, là-bas, annonça-t-il en désignant le bout de la rue. Puis, tandis qu’ils marchaient ensemble : Dites, combien vous avez de chapeaux, dans votre sac ?