Il haussa les épaules sans répondre.
— J’ai l’impression que vous attendez qu’il revienne à la une avant de les mettre en vente… Qu’est-ce que vous voulez exactement, Barney ?
— Je veux voir tous les Vermeer du monde entier avant de mourir.
— J’ai besoin de vous demander qui vous a initié à Vermeer ?
— On parlait d’un tas de choses, la nuit.
— Et de ce qu’il aimerait faire s’il était libre, vous en parliez ?
— Non. Le docteur Lecter n’est pas amateur d’hypothèses. Il ne croit ni aux syllogismes, ni aux synthèses, ni à rien de définitif.
— A quoi il croit, alors ?
— Au chaos. Et on n’a même pas besoin d’y croire, d’ailleurs. C’est une évidence en soi.
Elle ne voulait pas l’accabler, pour le moment.
— Vous dites ça comme si vous y croyiez et pourtant votre job là-bas, c’était de maintenir l’ordre, non ? Vous étiez surveillant en chef. C’est notre boulot à tous les deux, de garantir l’ordre. Et le docteur Lecter ne vous a jamais échappé.
— Je vous ai expliqué pourquoi.
— Oui. Parce que vous n’avez jamais baissé la garde. Même si, dans un certain sens, vous avez fraternisé, vous et…
— Je n’ai pas fraternisé ! Il n’est le frère de personne. Nous avons évoqué des sujets qui nous intéressaient tous les deux. Ou au moins qui m’intéressaient moi, quand j’ai appris à les connaître.
— Est-ce qu’il est arrivé au docteur Lecter de se moquer de votre manque de connaissances ?
— Non. Et avec vous ?
— Non, répondit-elle pour ne pas le peiner.
Elle venait de se rendre compte que les sarcasmes du monstre étaient une forme de compliment, en réalité.
— Il aurait très bien pu le faire, s’il avait voulu, compléta-t-elle. Vous savez où sont toutes ses affaires, Barney ?
— Il y a une récompense si on les retrouve ?
Elle replia sa serviette en papier et la glissa sous le bord de son assiette.
— La récompense, c’est que je ne vous fasse pas inculper d’obstruction à la justice. J’ai déjà fermé les yeux une fois, quand vous aviez mis mon bureau à l’hôpital sur écoutes.
— Ils étaient à feu le docteur Chilton, ces micros.
— « Feu » ? Comment vous êtes si sûr de ça, Barney ?
— Bon, en tout cas, il est hors circuit depuis sept ans et je ne m’attends pas à le revoir de sitôt. Mais à mon tour de demander : qu’est-ce qui vous contenterait, agent Starling ?
— Je veux voir cette radio. Il me la faut. Et si ses livres existent toujours, je veux les voir aussi.
— Admettons que nous mettions la main dessus. Qu’est-ce qu’ils deviendront, après ?
— Je ne peux rien garantir, franchement. Il est possible que le procureur fédéral saisisse tout le matériel en tant que pièces à conviction dans l’enquête sur son évasion, et que ça pourrisse ensuite dans ses archives. Mais dans le cas où j’examinerais ses affaires et où je n’y trouverais rien d’utile, je peux faire une déclaration en ce sens et vous, vous pouvez affirmer que le docteur Lecter vous avait donné ses livres. Puisqu’il a disparu depuis sept ans et qu’il n’a aucun parent connu, vous serez en mesure de revendiquer vos droits in absentia. Je recommanderai que tout document non susceptible de troubler l’ordre public vous soit remis. Évidemment, vous devez savoir que mes recommandations n’ont qu’un poids très limité auprès des gros bonnets. Vous ne récupérerez probablement ni la radio ni le dossier médical, puisqu’il n’était pas autorisé à vous les donner.
— Et si je vous dis que je n’ai rien ?
— Alors, ce sera pratiquement impossible de les monnayer parce que nous ferons savoir que le recel ou l’achat de ses affaires feront l’objet de saisies et de poursuites judiciaires. Et j’obtiendrai un mandat de perquisition sur votre domicile.
— Maintenant que vous savez où il est, mon domicile… Mais si c’était des domiciles ?
— Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que si vous remettez ce matériel, vous n’aurez aucun ennui pour l’avoir pris, étant donné ce qui lui serait arrivé au cas où vous l’auriez laissé sur place. Quant à promettre qu’il vous sera rendu, ça, je ne le peux pas à cent pour cent.
Elle fouilla dans son sac, désireuse d’observer une pause avant de passer à la suite.
— Vous savez, Barney, j’ai comme l’impression que vous n’avez pas cherché à obtenir votre diplôme de médecine parce que vous saviez que le serment vous serait refusé. Peut-être que vous avez des antécédents, quelque part. Je vous dis ça et remarquez bien que je n’ai même pas vérifié votre casier.
— Non, vous vous êtes contentée de regarder ma déclaration d’impôts et ma lettre de candidature. C’est trop gentil…
— Si votre casier n’est pas vierge, le procureur fédéral pourrait peut-être arranger ça. Faire en sorte qu’on passe l’éponge.
Barney sauça son assiette avec un bout de toast.
— Bon, vous avez fini ? Allons marcher un peu.
Ils étaient dehors quand Starling annonça :
— J’ai vu Sammie, vous vous rappelez, celui qui avait repris la cellule de Miggs ? Il vit toujours là-bas.
— Je croyais que le bâtiment était condamné…
— Il l’est.
— Il est dans un programme de réhabilitation, Sammie ?
— Non. Il se terre dans le noir, c’est tout.
— M’est avis que vous devriez le signaler à qui de droit. Il est diabétique jusqu’aux yeux, il va crever, là-dedans. Vous savez pourquoi le docteur Lecter a fait avaler sa langue à Miggs ?
— Je crois savoir.
— Il l’a tué parce qu’il vous avait manqué de respect. Net et clair. Mais ne vous faites pas de souci. Il aurait été capable d’agir pareil si ce n’était pas arrivé.
Ils passèrent devant l’immeuble de Barney et parvinrent à la pelouse où la colombe continuait à protéger la dépouille de son ami. Barney la chassa d’un geste de la main.
— Allez, tu l’as assez pleuré. Un chat va finir par t’attraper, si tu restes là.
L’oiseau s’envola en sifflant. Ils n’arrivèrent pas à voir où il alla se poser.
Barney ramassa la colombe morte. Le petit corps soyeux glissa aisément dans sa poche.
— Vous savez, le docteur Lecter a dit quelques mots à votre sujet, un jour. C’était peut-être la dernière fois où je lui ai parlé. Une des dernières, en tout cas. C’est cet oiseau qui me l’a rappelé. Vous voulez savoir quoi?
— Bien sûr.
Son petit déjeuner lui pesait un peu sur l’estomac, soudain. Elle était décidée à ne pas flancher.
— On parlait de comportement directement acquis et il a pris l’exemple de la génétique des pigeons culbutants, ceux qui se laissent retomber au sol en effectuant cinq ou six culbutes. Il y a des culbutants de haut vol et d’autres qui restent à basse altitude. On ne peut pas accoupler deux culbutants de haut vol, autrement leur progéniture serait prise de vertige et finirait par s’écraser à terre. Le docteur Lecter a eu cette remarque : « C’est un culbutant de haut vol, l’agent Starling. Il faut espérer qu’un de ses parents ne l’était pas. »
Starling dut encaisser le coup.