Ce ne fut pas le seul terrain sur lequel Molson Verger imposa ses vues dans la branche de la boucherie industrielle. Puisant dans sa fortune personnelle, il combattit sans relâche la loi sur l’abattage sans douleur à partir de critères strictement économiques et réussit à ne pas perdre la face en stigmatisant les législateurs tout en les arrosant copieusement. Toujours avec Mason à ses côtés, il supervisa des expériences à grande échelle pour déterminer à quel moment il était possible de cesser d’alimenter les animaux destinés à l’abattage sans qu’ils ne subissent de perte de poids significative.
Ce furent aussi les recherches génétiques financées par les Verger qui permirent enfin la mise au point des espèces de cochon belge surmusclées, épargnées par les suintements qui affligeaient jusqu’alors ce type de porcs. Toujours prêt à acheter des « reproducteurs » dans le monde entier, Molson Verger encouragea aussi maints programmes zootechniques à l’étranger.
Mais l’abattage est avant tout l’affaire des hommes, et personne ne le comprit mieux que lui. Il réussit à domestiquer les leaders syndicaux lorsque ceux-ci cherchèrent à écorner ses profits par des revendications salariales ou l’exigence de meilleures conditions de travail. En ce domaine, ses étroites relations avec le crime organisé lui furent d’un grand secours pendant trois décennies.
A cette époque, Mason ressemblait énormément à son père : mêmes sourcils d’un noir aile de corbeau au-dessus d’yeux carnassiers d’un bleu délavé, mêmes cheveux plantés très bas en oblique sur le front. Molson Verger aimait prendre la tête de son fils entre ses mains et la tâter affectueusement comme s’il établissait sa paternité au travers de traits physiques spécifiques, de même qu’il était capable de reconnaître le patrimoine génétique d’un porc en parcourant des doigts la structure osseuse de sa face.
Mason avait été un disciple doué et, lorsque son état le cloua à jamais au lit, il resta capable de diriger l’affaire familiale en prenant des décisions mûrement réfléchies que ses subalternes étaient chargés d’appliquer. Ce fut ainsi l’idée du fils Verger de pousser les autorités américaines et les Nations Unies à ordonner la destruction de tous les cochons de Haïti en invoquant les risques de contagion par la grippe porcine d’Afrique. Ce fut pour lui l’occasion de vendre les grands porcs blancs d’Amérique afin de remplacer l’espèce locale. Et, comme ces éléments importés ne résistaient pas aux conditions climatiques de l’île, il fallut les renouveler sans cesse, jusqu’à ce que les Haïtiens finissent par avoir recours aux pourceaux venus de République dominicaine, plus trapus et plus robustes.
Et maintenant, avec l’expérience d’une vie industrieuse et le savoir d’un spécialiste, Mason Verger vibrait tel Stradivarius s’approchant de son établi tandis qu’il mettait en place le dispositif de sa vengeance.
Quel trésor de connaissances et de ressources recélait ce crâne défiguré! Cloué au lit, composant dans son esprit comme Beethoven devenu sourd, il se souvenait de toutes les foires porcines qu’il avait hantées avec Molson pour surveiller la concurrence, le petit couteau en argent du père Verger toujours prêt à jaillir de sa veste et à s’enfoncer dans l’échine d’une bête exposée afin d’estimer l’épaisseur de la graisse, puis le célèbre éleveur s’éloignant du couinement indigné, son air digne dissuadant tout reproche, la main à nouveau dans la poche, l’ongle de son pouce marquant la profondeur obtenue sur la lame. S’il avait encore eu des lèvres, il aurait souri au souvenir de Molson Verger frappant ainsi un animal de concours qui ne se méfiait de rien, des cris du garçon qui le présentait, de l’intervention du père outragé et des sbires de Molson l’entraînant sans ménagement hors du chapiteau… Ah, quelle époque bénie, vraiment!
A ces expositions, il avait observé des espèces exotiques venues du monde entier. Et, dans la perspective qui l’occupait désormais, il avait collecté le meilleur de ce qu’il avait vu en ce temps-là.
Le programme d’élevage avait débuté sitôt après sa très personnelle Épiphanie. Il avait pour cadre une petite porcherie que les Verger possédaient en Sardaigne, choisie pour sa discrétion et sa proximité de l’espace européen. Car, s’il pensait — à raison — que la première étape du docteur Lecter après son évasion avait été l’Amérique du Sud, il était convaincu que ses goûts le conduiraient tôt ou tard en Europe. C’est pour cette raison qu’il faisait surveiller chaque année le Festival de Salzbourg ou d’autres manifestations culturelles du Vieux Continent. Et c’est pour cette raison aussi qu’il avait envoyé ses éleveurs préparer en Sardaigne le théâtre de la mort du docteur Lecter.
L’un de ses exécuteurs serait Hylochoerus meinertzhageni, le cochon sauvage géant, six tétines et trente-huit chromosomes, un mangeur infatigable, un omnivore sans scrupule, à l’instar de l’homme. Long de deux mètres dans les familles des montagnes, il peut atteindre les deux cent soixante quinze kilos. Il allait être la note sylvestre de sa composition.
Il y avait ensuite le sanglier commun d’Europe, Sus scrofa scrofa, trente-six chromosomes dans sa forme la plus pure, tout en soies raides et en défenses meurtrières, un animal aussi vif que brutal qui peut éventrer une vipère de son sabot aiguisé et l’engloutir en quelques secondes. Lorsqu’il est en rut ou qu’il veut protéger ses marcassins, il est prêt à charger tout ce qui le menace. La laie, qui dispose de douze tétines, est une mère attentionnée. Avec cette espèce, Mason avait trouvé le thème principal, ainsi qu’une apparence faciale susceptible de donner au docteur Lecter un atroce dernier reflet de sa propre destruction (cf. Harris on the Pig, 1881).
Il avait fait l’acquisition de cochons de l’île d’Ossabaw en raison de leur agressivité, ainsi que de porcs noirs de Jiaxing à cause de leur taux élevé d’oestradiol. Une note discordante était donnée par Babyrousa babyrussa, le babiroussa d’Indonésie orientale, connu sous le nom de « cochon-cerf » pour ses défenses très longues et très grêles. C’était un médiocre reproducteur, avec deux tétines seulement, qui lui avait coûté trop cher malgré son poids relativement dérisoire, à peine cent kilos. Mais Mason savait qu’il ne lui faisait pas perdre de temps puisque des portées sans croisement de babiroussas avaient déjà été mises à bas.
En matière de dentition, le choix avait été limité. Pratiquement toutes les espèces retenues avaient les dents de l’emploi : trois paires d’incisives coupantes, une de canines effilées, quatre de prémolaires et trois de molaires susceptibles de broyer n’importe quoi, soit un total de quarante-quatre aux deux mâchoires.
N’importe quel cochon est prêt à manger un cadavre humain, mais l’amener à dévorer un homme vivant nécessite un certain dressage. Les Sardes embauchés par Mason Verger étaient à la hauteur de cette dernière mission.
Après sept années d’efforts et de multiples portées, les résultats étaient là et ils étaient en tout point… remarquables.
16
Une fois tous les acteurs en place dans les montagnes sardes de Gennargentu, hormis le docteur Lecter, bien entendu, Mason Verger passa à la résolution d’une autre question : comment conserver la scène du trépas de son ennemi pour la postérité, et pour son propre plaisir voyeuriste ? Les dispositions en ce sens avaient été prises depuis longtemps, en réalité. Il s’agissait maintenant de donner l’alerte.
Il mena cette délicate opération par téléphone, au travers du bureau des paris sportifs de Las Vegas. Dans l’impressionnant volume d’appels que le standard recevait, ses communications n’étaient que d’éphémères signaux.