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Sa voix métallique, aux consonnes curieusement gommées, se réverbéra donc de la côte virginienne au désert du Nevada pour rebondir par-delà l’Atlantique, d’abord à Rome.

Dans un appartement au septième étage d’un immeuble de la via Archimède, non loin de l’hôtel du même nom, la sonnerie éraillée propre aux téléphones italiens retentit soudain. Un dialogue ensommeillé s’ensuit dans l’obscurité.

— Còsa ? Còsa c’è ?

— Accendi la luce, idiòta !

La lampe de chevet s’allume. Il y a trois formes allongées dans le lit. Le garçon qui se trouve le plus près du poste décroche le combiné et le tend à un homme plus âgé, corpulent, installé au milieu. A l’autre bout, une fille blonde, d’une vingtaine d’années, lève un visage endormi dans la lumière puis le laisse retomber sur l’oreiller.

— Pronto, chi ? Chi parla ?

— Oreste, mon ami ! Ici, Mason.

Il se redresse, fait signe au garçon de lui passer un verre d’eau minérale.

— Ah, Mason, mon ami! Excusez-moi, je dormais. Quelle heure est-il, chez vous ?

— Il est tard chez moi comme chez vous, Oreste. Vous vous souvenez de ce que je vous ai promis et de ce que vous deviez faire pour moi ?

— Euh… Bien sûr.

— Eh bien, le moment est arrivé, mon ami. Vous savez ce qu’il me faut. J’ai besoin d’une prise de vue à deux caméras, et d’une qualité de son autrement meilleure que celle de vos petits films pornographiques. Comme vous allez devoir produire l’électricité dont vous aurez besoin, cela signifie que le générateur sera installé aussi loin que possible. Il me faut aussi de jolis plans de paysages que nous monterons ensuite, et des chants d’oiseaux. Je veux que vous partiez en repérage demain et que vous mettiez tout en place. Vous pouvez laisser votre matériel là-bas, je garantis sa sécurité. Ensuite, vous rentrez à Rome jusqu’au tournage, mais débrouillez-vous pour être prêt dans les deux heures après notification. C’est clair, Oreste ? Il y a un ordre de virement pour vous à la Citibank. D’accord ?

— C’est que là je suis en plein…

— Vous voulez le faire ou non, Oreste ? C’est vous qui disiez que vous en aviez assez de filmer de la baise et du gore ou des documentaires débiles pour la RAI. Vous êtes réellement décidé à tourner quelque chose d’important, Oreste ?

— Mais… oui, Mason.

— Alors, en route ! L’argent est à la Citibank. Partez tout de suite.

— Où ça, Mason ?

— En Sardaigne. Vous serez attendu à l’aéroport de Cagliari.

L’appel suivant aboutit à Porto-Torrès, sur la côte est de la Sardaigne. Il dura peu. Mason n’eut en effet que quelques mots à prononcer, le mécanisme qu’il avait patiemment mis en place là-bas étant aussi efficace et implacable que sa guillotine portable. Moins expéditif, certes, mais plus élaboré, écologiquement parlant.

II

FLORENCE

17

Au cœur de Florence, dans la nuit, la vieille ville est illuminée avec art.

Le palazzo Vecchio s’élève sur la place obscure, noyé de lumière, profondément médiéval avec ses arches cintrées, ses créneaux évoquant les dents d’une citrouille d’Halloween, sa tour fusant haut dans le ciel noir.

Les chauves-souris feront la chasse aux moustiques sur la face lustrée de l’horloge jusqu’à l’aube, quand les hirondelles s’élèveront dans l’air que les cloches font frissonner.

L’inspecteur en chef de la Questura, Rinaldo Pazzi, surgit des ombres de la Loggia et traversa l’esplanade, son imperméable sombre se découpant sur les statues de marbre figées dans des scènes de viol et de meurtre, son visage livide pivotant vers le palazzo éclairé comme un tournesol attiré par le soleil. Il s’arrêta à l’endroit précis où le réformateur Savonarole avait été brûlé et leva les yeux vers les fenêtres où son propre ancêtre avait rencontré son funeste destin.

C’était d’ici, en effet, que Francesco de’ Pazzi avait été défenestré, nu, la corde au cou, pour mourir écorché et pantelant contre la pierre rêche des murs. L’archevêque pendu à ses côtés dans ses vêtements sacerdotaux ne lui avait été d’aucun secours spirituel : les yeux hors de la tête, fou de douleur, le prélat avait planté ses dents dans la chair de son compagnon d’infortune.

En ce dimanche 26 avril 1478, toute la famille Pazzi avait chèrement payé l’assassinat de Giuliano de Medici et la tentative de meurtre sur la personne de Laurent le Magnifique au cours de la messe à la cathédrale.

Et aujourd’hui, Rinaldo Pazzi, un Pazzi d’entre les Pazzi qui haïssait autant les gouvernants de son pays que son aïeul en son temps et qui, dans sa disgrâce, sentait déjà le vent du couperet sur sa nuque, était venu devant cette façade pour décider comment utiliser au mieux la chance singulière que lui offrait le sort.

L’inspecteur en chef pensait avoir découvert Hannibal Lecter à Florence. La capture du criminel était une occasion inespérée de restaurer sa réputation et d’être couvert d’honneurs par ses pairs, mais elle ouvrait aussi une autre possibilité, celle de vendre sa prise à Mason Verger contre une somme qui dépassait son imagination. A condition que le suspect soit bien Lecter, évidemment. Et, tout aussi évidemment, choisir la seconde formule signifierait vendre en même temps le peu de dignité qui lui restait.

Ce n’était pas par hasard que Pazzi était à la tête du service des enquêtes à la Questura : il avait un don pour son métier et il avait jadis été animé par une soif de réussite qui paraissait inextinguible. Mais il portait aussi les cicatrices d’un homme qui, emporté par son ambition, avait un jour empoigné la dague du succès par la lame.

S’il avait choisi ce lieu, cette place, pour prendre une telle décision, c’était parce qu’il avait vécu là un moment de grâce qui l’avait rendu célèbre avant de précipiter sa ruine.

Imprégné comme il l’était du sens du paradoxe propre aux Italiens, il ne pouvait qu’être frappé par la coïncidence : ici, au pied de cette façade contre laquelle l’âme révoltée de son ancêtre se débattait peut-être encore, s’était produite la révélation qui avait changé le cours de sa vie ; et ici, il était à présent en mesure de libérer à jamais les Pazzi de la malédiction qui s’acharnait sur eux.

C’était en pourchassant un autre criminel compulsif, Il Mostro, comme on l’appelait alors, que Rinaldo Pazzi avait rencontré la gloire, avant d’abandonner son cœur aux vautours. Et c’était cette expérience qui l’avait rendu capable de se lancer sur sa nouvelle piste. Mais l’amertume que lui avait laissée sa victoire sur « le Monstre » lui donnait aussi la tentation de risquer maintenant une dangereuse incursion dans l’illégalité.

Dix-sept ans durant, Il Mostro, le Monstre de Florence, s’était acharné sur les couples d’amoureux à travers la Toscane. Tout au long des décennies 80 et 90, il avait espionné les amants dans leurs ébats en pleine nature avant de fondre sur eux et de les abattre avec un revolver de petit calibre. Il avait coutume de disposer ensuite les corps selon une mise en scène soigneusement étudiée, parsemant les cadavres de fleurs et dénudant le sein gauche des femmes. Ces macabres tableaux, qui se répétaient avec une étrange constance, étaient devenus une signature immédiatement reconnaissable par le public. Il avait aussi l’habitude de prélever des trophées anatomiques sur ses victimes, à l’exception de l’unique fois où il avait massacré un couple d’homosexuels, des touristes allemands dont les cheveux longs l’avaient apparemment induit en erreur.