La pression exercée sur la Questura pour qu’elle mette fin aux agissements d’Il Mostro était énorme, tant et si bien qu’elle avait fini par coûter sa place au prédécesseur de Pazzi. En reprenant le poste d’inspecteur en chef, Pazzi s’était retrouvé soudain comme un promeneur assailli par un essaim de guêpes, avec les journalistes qui s’agglutinaient dans son bureau dès qu’ils en avaient l’occasion et les photographes qui montaient une garde permanente devant la sortie de la via Zara, qu’il devait emprunter lorsqu’il quittait en voiture le siège central de la police.
Les étrangers de passage à Florence en cette période se souviennent sans doute encore des affiches omniprésentes, sur lesquelles un œil menaçant mettait en garde les couples contre le voyeur sanguinaire.
Pazzi s’était mis à la tâche avec l’énergie d’un possédé. Il avait contacté la division Science du comportement du FBI afin d’obtenir de l’aide dans la mise au point du portrait robot du tueur, et dévoré toute la littérature consacrée aux méthodes des services américains en la matière. Il avait multiplié les mesures préventives : les parcs et les cimetières où les amoureux aimaient se donner rendez-vous avaient vite compté plus de policiers installés en couple dans des voitures banalisées que d’amants authentiques. Comme les femmes policiers n’étaient pas en nombre suffisant, il avait fallu que leurs collègues masculins se relaient sous de lourdes perruques par temps chaud, et maintes paires de moustaches avaient dû être sacrifiées à la traque. Pazzi avait d’ailleurs donné l’exemple en renonçant à ses bacchantes.
Le Monstre était un prédateur avisé. Ses pulsions ne l’obligeaient pas à frapper souvent. Ayant remarqué qu’il s’était écoulé dans le passé de longues périodes durant lesquelles il était resté totalement inactif, avec même une interruption de huit années, Pazzi résolut d’explorer à fond cette particularité. Laborieusement, péniblement, il enrôla de force des collaborateurs dans tous les services qu’il réussissait à intimider et alla jusqu’à réquisitionner l’ordinateur personnel de son neveu, la Questura n’étant alors dotée que d’un seul terminal. Il finit par dresser ainsi la liste de tous les meurtriers du nord de l’Italie dont les périodes d’emprisonnement coïncidaient avec les phases inactives d’Il Mostro. Il y en avait quatre-vingt-dix-sept.
Au volant d’une vieille mais puissante Alfa Romeo saisie à un braqueur de banques sous les verrous, il couvrit plus de cinq mille kilomètres en un mois afin de rendre personnellement visite à quatre-vingt-quatorze de ces anciens détenus et de les soumettre à interrogatoire. Les trois autres avaient perdu la raison ou étaient décédés.
Il ne disposait pas de preuves suffisantes recueillies sur les lieux des crimes pour raccourcir sa liste par élimination. Pas de traces de salive ou de sperme, pas d’empreintes digitales. Dans un seul cas, un double meurtre à Impruneta, une cartouche vide avait été retrouvée, un calibre 22 Winchester Western dont les traces d’extraction correspondaient à un Colt semi-automatique, peut-être un Woodsman. Toutes les balles retirées des corps des victimes offraient les mêmes caractéristiques. Même si aucune d’elles ne présentait de marques de frottement propres à l’emploi d’un silencieux, il était impossible d’exclure cette éventualité.
Pazzi n’était pas Pazzi pour rien : il était dominé par l’ambition et il avait une épouse jeune et jolie, dont les exigences étaient sans bornes. Déjà mince, il avait perdu six kilos depuis sa nomination. En privé, les nouvelles recrues de la Questura commentaient abondamment sa ressemblance avec Vil Coyote, le personnage de la fameuse bande dessinée.
Lorsqu’un petit malin installa sur l’ordinateur central un programme de jeu graphique dans lequel les célébrissimes Trois Ténors se transformaient peu à peu en mulet, en cochon et en chèvre, Pazzi resta plusieurs minutes fasciné par la métamorphose, jusqu’à sentir ses traits devenir à leur tour ceux du baudet, revenir à leur apparence originelle, se modifier encore.
Son dernier suspect passé sur le gril sans résultat probant, Pazzi se porta un jour devant la fenêtre du laboratoire d’analyses de la Questura, dont les vantaux sont festonnés de tresses d’ail destinées à repousser les esprits malfaisants. Il laissa ses yeux errer dans la cour poussiéreuse et s’abandonna au désespoir.
Il pensa à sa jeune épouse, à ses beaux mollets bien fermes et au duvet qui irisait sa peau dans le bas du dos. Il revit ses seins qui palpitaient et tressautaient quand elle se brossait les dents, entendit à nouveau son rire lorsqu’elle l’avait surpris en train de la contempler. Il supputa tous les cadeaux dont il aurait désiré la couvrir, imagina son ravissement tandis qu’elle ouvrait les paquets. Les pensées qu’elle lui inspirait étaient avant tout visuelles : elle avait un parfum enivrant et sa peau était merveilleuse au toucher, également, mais c’était son image qui revenait d’abord dans sa mémoire.
Et comment aurait-il voulu apparaître à ses yeux, lui ? Certainement pas comme ce souffre-douleur de la presse qu’il était devenu. Le siège florentin de la Questura est un ancien asile d’aliénés et les caricaturistes s’en donnaient à cœur joie sur ce thème.
Pazzi se figurait que le succès résultait toujours d’une intuition. Sa mémoire visuelle était excellente, oui, et à l’instar de la plupart de ceux pour qui la vue est le premier sens, il concevait la révélation comme une image dans un bain de développement, ses contours d’abord brouillés, puis se précisant de plus en plus. Il raisonnait de la même manière que la majeure partie d’entre nous cherchent un objet égaré : nous convoquons son image dans notre esprit, nous la comparons à ce que nous avons sous les yeux, nous la précisons progressivement tout en la projetant dans l’espace.
Puis l’attention de l’opinion publique fut soudain accaparée par un attentat politique près de la galerie des Offices. L’enquête obligea Pazzi à négliger un moment sa quête d’Il Mostro. Mais, même alors qu’il s’absorbait dans ce nouveau dossier, les images suscitées par le Monstre demeuraient dans son esprit. Ses crimes-tableaux restaient à la périphérie de sa vision, tout comme lorsque nous fixons délibérément notre regard à côté d’un objet pour en obtenir une perception obscurcie. Il était particulièrement obsédé par le couple retrouvé assassiné sur la plate-forme d’une camionnette à Impruneta, les deux cadavres soigneusement mis en scène, garnis de fleurs, le sein gauche de la femme dénudé.
Un après-midi, il venait de quitter la galerie des Offices et traversait la piazza della Signoria toute proche, quand une image sur l’étal d’un vendeur de cartes postales lui produisit une décharge électrique. Incapable de décider s’il s’était agi d’une sorte d’hallucination, il poursuivit son chemin pour s’arrêter à l’endroit précis où le bûcher de Savonarole avait jadis été élevé. Il se retourna, observa les alentours. Des groupes de touristes s’amassaient sur la place. Il sentit un frisson glacé remonter son dos. Peut-être n’était-ce qu’un caprice de son imagination, l’image, le message lancé par cette image. Il rebroussa chemin pas à pas.
Elle était bien là, gondolée par la pluie et le vent, tachée de chiures de mouches. Le Printemps de Botticelli, dont l’original se trouvait derrière lui, à la galerie des Offices. La nymphe ornée de pampres à droite, le sein gauche dénudé, des fleurs jaillissant de sa bouche tandis que le timide Zéphyr tendait la main vers elle depuis le sous-bois.
Elle était là, l’image du couple assassiné sur la plate-forme de la camionnette, décoré de guirlandes, des fleurs entre les lèvres de la fille. Point par point, l’image.