Un cabriolet Impala surbaissé avec quatre jeunes Noirs à son bord s’engagea dans l’avenue peu fréquentée à la suite de la camionnette. Ils faisaient rebondir l’auto sur les bosses du macadam pour impressionner les filles qu’ils croisaient, le volume de leur stéréo tellement haut que les parois métalliques de la fourgonnette en vibraient.
De sa place, à travers les vitres opaques, Starling avait aussitôt déduit qu’ils ne constituaient pas une menace. Un véhicule de protection des Crip aurait plutôt été une puissante berline ou un break assez cabossé pour passer inaperçu dans le quartier, avec le hayon arrière entièrement ouvrable et trois, parfois quatre complices à l’intérieur. Si l’on ne sait pas garder la tête froide, une équipe de basketteurs dans une Buick peut avoir une apparence inquiétante.
Alors qu’ils étaient arrêtés à un feu rouge, Brigham retira le cache du viseur télescopique et donna à Bolton une tape sur le genou.
— Tenez, jetez un coup d’œil et dites-nous si vous voyez des vedettes locales sur le trottoir.
Dissimulé dans un ventilateur du toit, l’objectif du télescope n’autorisait qu’une vision latérale.
Après l’avoir fait pivoter entièrement, Bolton s’arrêta et se frotta les yeux.
— Ça remue trop, quand on roule, se plaignit-il.
Sur sa radio, Brigham vérifia la position du bateau.
— Ils sont à quatre cents mètres en approche, répéta-t-il à son groupe.
Immobilisée par un autre feu rouge presque au bout de Parcell Street, la camionnette demeura en face du marché pendant un moment qui leur parut très long. Le chauffeur tourna légèrement la tête comme s’il regardait dans son rétroviseur pour chuchoter à Brigham en desserrant à peine les dents :
— On dirait qu’il n’y a pas foule pour acheter du poiscaille… Ça y est, on y va.
Le feu passa au vert. A 14 h 57, trois minutes pile avant l’heure H, le véhicule fatigué se gara devant la criée de Feliciana, à une place favorable. A l’arrière, ils entendirent le grincement du frein à main que le conducteur tirait à lui.
Brigham abandonna le périscope à Starling.
— Regarde un peu.
Elle balaya l’esplanade avec l’objectif. Sur le trottoir, protégés par l’auvent en toile, les étals scintillaient. Des dorades venues des côtes de Caroline étaient disposées en bancs chatoyants sur leur lit de glace, des crabes agitaient leurs pinces dans les caissons ouverts, des homards s’agglutinaient les uns sur les autres au fond de leur bac. Rusé, le poissonnier avait couvert de papier humide les yeux de ses plus grosse pièces afin de leur conserver leur éclat jusqu’à la vague tardive des ménagères natives des Caraïbes, acheteuses avisées qui viendraient au soir tombant renifler et scruter sa marchandise.
Le soleil dessinait un arc-en-ciel dans le jet d’eau de la table à découper où un employé d’apparence hispanique était occupé à lever des filets dans un grand requin-maquereau, son bras robuste faisant aller et venir élégamment le couteau incurvé tandis qu’il manœuvrait le tuyau de l’autre main pour laver les entrailles. L’eau ensanglantée glissait jusqu’au caniveau. Starling l’entendait courir sous le plancher de la camionnette.
Elle observa leur chauffeur qui s’approchait du poissonnier, engageait la conversation avec lui. L’autre regarda sa montre, haussa les épaules et lui montra du doigt la devanture d’un petit restaurant. Après avoir flâné une minute sous l’auvent, leur homme alluma une cigarette et se dirigea sans hâte vers l’établissement qu’on venait de lui indiquer.
Quelque part dans le marché, une sono passait La Macarena à plein régime, au point que Starling l’entendait distinctement dans sa cachette. Cette rengaine, elle allait bientôt ne plus pouvoir la supporter.
La porte qui les intéressait était sur leur droite, à double battant et encadrement métalliques, avec une seule marche en béton. Starling s’apprêtait à renoncer à son poste de vigie quand elle la vit s’ouvrir. Un Blanc corpulent, en chemise hawaïenne et sandales, apparut. Il avait une sacoche en bandoulière sur la poitrine, sa main droite dissimulée dessous. Un Noir maigre et noueux surgit derrière lui, un imperméable jeté sur l’avant-bras.
— Gaffe ! souffla Starling.
Après eux, son cou gracile à la Néfertiti et ses traits harmonieux bien reconnaissables par-dessus les épaules des deux hommes, c’était Evelda Drumgo qui venait de sortir.
— Evelda arrive derrière deux types, on dirait qu’ils sont chargés tous les deux, annonça Starling.
Elle céda aussitôt le périscope à Brigham, mais pas assez vite pour éviter qu’il ne la bouscule. Le temps qu’elle ajuste son casque, le chef de l’opération parlait déjà dans son micro :
— Strike 1 à toutes les équipes ! Ça y est. Elle est sortie de notre côté. On y va.
Puis, à son groupe :
— On les neutralise avec le moins de casse possible.
Il arma son fusil anti-émeutes.
— Le bateau est là dans trente secondes. Allons-y.
Starling est la première dehors. Les nattes afro d’Evelda fouettent l’air quand elle tourne brusquement la tête vers elle. Starling sent la présence des hommes dans son dos. Ils ont dégainé, ils hurlent :
— Au sol! Tout le monde au sol!
Evelda fait un pas de côté, entièrement à découvert maintenant. Elle porte un bébé dans un harnais passé autour de son cou.
— Attendez, attendez, je veux pas d’histoires ! lance-t-elle à ses acolytes. Attendez !
Elle s’avance avec une démarche de reine, l’enfant haut sur sa poitrine, une couverture pendant sur son giron.
« Laisse-lui une sortie », pense Starling. Elle rengaine son revolver au toucher, étend les bras, paumes ouvertes.
— Evelda ! Pas de résistance. Venez vers moi!
Derrière elle, le rugissement d’un gros moteur V8, un hurlement de freins. Elle ne peut pas se retourner. « Ça doit être le renfort. »
Evelda l’ignore, elle se dirige droit sur Brigham. La couverture du bébé flotte dans le vent, le MAC 10 aboie dessous, Brigham s’écroule, sa visière rouge de sang.
Le gros Blanc laisse tomber sa sacoche. Apercevant le pistolet automatique qu’il a en main, Burke fait feu, un nuage inoffensif de poudre de plomb sort de son fusil à pompe. Il cherche à réarmer mais il n’est pas assez rapide. Une rafale vient le hacher au niveau de l’entrejambe, en dessous du gilet pare-balles. Le tireur pivote vers Starling tandis qu’elle s’approche en dégainant. Elle l’atteint à deux reprises au milieu de sa chemise bariolée avant qu’il n’ait eu le temps d’appuyer sur la gâchette.
Des coups de feu derrière Starling. Le Noir efflanqué avait une arme sous son imperméable, il bat en retraite dans le bâtiment, plié en deux. A cet instant, Starling se sent poussée en avant par quelque chose comme une bourrade très violente dans le dos, qui lui coupe le souffle. Elle arrive à se retourner pour découvrir le véhicule de riposte des Crip sur la chaussée, une Cadillac toutes fenêtres ouvertes qui tire sa bordée. Juchés à la cheyenne dans les portières du côté opposé, deux assaillants mitraillent par-dessus le toit, un troisième en fait autant du siège arrière. Les trois canons crachent du feu et de la fumée, les balles trouent l’air autour d’elle.
Réfugiée entre deux voitures en stationnement, Starling voit Burke tituber sur le macadam. Brigham est étendu sans mouvement, une mare se formant sous son casque. Quelque part de l’autre côté de la rue, Hare et Bolton répliquent. Un tir d’armes automatiques venu de la Cadillac les contraint au silence, pulvérisant les vitres des autos autour d’eux, déchiquetant le macadam, faisant exploser un pneu. Un pied dans le caniveau ruisselant, Starling risque la tête au-dehors.