A un palier, cependant, il se redresse, reprend le maintien viril qu’il exige de lui-même, se force à affronter le regard des personnages sur les fresques, dont certains sont ses lointains parents. De l’étage lui parviennent déjà les échos d’une dispute en cours dans la salle des Lys, où les directeurs de la galerie des Offices et les membres de la commission des Beaux Arts tiennent une réunion au sommet.
La raison de sa présence est la suivante : l’apparemment indéboulonnable conservateur du palazzo Capponi est porté disparu. D’un avis quasi général, le bonhomme s’est enfui avec une femme, ou avec l’argent d’autrui, ou avec les deux. Quoi qu’il en soit, c’est déjà le quatrième conseil d’administration mensuel auquel il omet de se présenter ici même, au palazzo Vecchio.
Pazzi s’est vu refiler la poursuite de l’enquête. Lui qui en son temps avait vertement sermonné ces mêmes responsables sur les mesures de sécurité indispensables après l’attentat à la bombe contre les Uffizi doit maintenant se présenter devant eux avec son prestige plus qu’écorné, et pour les interroger sur la vie sentimentale d’un conservateur, qui plus est… La perspective n’a rien d’encourageant.
Les deux institutions, qui se livrent une bataille de prérogatives acharnée depuis des années, sont animées par une telle méfiance et une telle animosité réciproques qu’elles n’ont jamais accepté de se réunir au siège de l’une ou de l’autre pour leurs rencontres obligées. C’est ainsi qu’elles ont choisi le terrain neutre, et splendide, qu’offre la salle des Lys au palazzo Vecchio, chacun de ses membres se persuadant qu’un cadre aussi magnifique ne pouvait que convenir à son prestige et à sa réputation. Une fois l’habitude prise, les dignes représentants du musée et de la commission ont refusé d’y renoncer, même quand le palais connaissait sa énième phase de rénovation et qu’ils devaient délibérer entre les échafaudages et les toiles de protection. Ce qui était le cas ce jour-là.
Le professeur Ricci, un ancien camarade de classe de Pazzi, était dans le hall, où une crise d’éternuements due à la poussière de plâtre l’avait obligé à se précipiter. Quand il eut retrouvé un peu de souffle, il roula des yeux larmoyants vers Pazzi.
— La solita arringa ! siffla-t-il. Ça se chamaille, pour ne pas changer. Tu es là à cause de la disparition du type du palazzo Capponi ? Eh bien, ils sont en train de se disputer sa place, là-dedans. Sogliato la veut pour son neveu, mais les gens du service académique ont été impressionnés par le remplaçant temporaire qu’ils ont nommé il y a quelques mois, un certain docteur Fell. Ils veulent le garder.
Laissant son ami fouiller ses poches à la recherche de quelque mouchoir en papier, Pazzi entra dans la fameuse salle au plafond incrusté de lys en or. Les housses de toile qui protégeaient deux des murs atténuaient un peu les éclats de voix.
C’était le népotiste, Sogliato, qui avait la parole. Et qui la conservait en ayant recours à tous ses décibels.
— La correspondance archivée des Capponi remonte au XIIIe siècle ! Le docteur Fell pourrait être amené à avoir entre ses mains — entre ses mains qui n’ont rien d’italien, force m’est de le souligner… — une lettre manuscrite de Dante Alighieri en personne. Serait-il capable de la reconnaître comme telle ? Je ne pense pas, non, je ne pense pas ! D’accord, vous lui avez fait passer un test en italien médiéval et il est très positif. Moi-même, j’admets que sa maîtrise de la langue est admirable… pour un étranger. Mais est-il à l’aise avec les personnalités du Florence d’avant la Renaissance ? Je ne pense pas, pas du tout ! Admettons qu’il tombe dans la bibliothèque des Capponi sur un autographe de… de Guido Cavalcanti, par exemple ? Est-ce que cela signifiera quelque chose pour lui ? Je ne pense pas, absolument pas ! Vous daigneriez me répondre sur ce point, docteur Fell ?
Rinaldo Pazzi inspecta l’assemblée sans repérer un seul visage qui aurait pu ressembler au conservateur intérimaire dont il avait pourtant étudié le portrait photographique moins d’une heure plus tôt. Il ne le vit pas parce que le docteur n’était pas installé en compagnie des autres. C’est seulement en entendant sa voix qu’il le localisa dans la salle.
Il se tenait immobile près de la grande statue en bronze de Judith et Holopherne, le dos tourné à l’orateur et à toute l’assistance. Et, comme il resta dans cette position après avoir pris la parole, il était difficile de juger de quelle silhouette la voix s’élevait. Était-ce de Judith, son épée à jamais levée pour frapper le roi ivre, ou d’Holopherne, qu’elle saisissait par les cheveux, ou du docteur Fell, impassible et svelte figure au côté du groupe biblique de Donatello ? En tout cas, elle coupa tel un rayon laser dans la confusion des apartés et des exclamations. Un silence total se fit parmi les ratiocineurs.
— Cavalcanti a répondu publiquement au premier sonnet de La Vita Nuova dans lequel Dante décrit le rêve troublant où Béatrice Portinari lui est apparue, commença-t-il. Peut-être l’a-t-il fait de manière privée, également. S’il s’en est ouvert par écrit à un Capponi, ce devrait être à Andrea, qui était plus féru de littérature que ses frères…
C’est seulement alors qu’il se retourna, prenant le temps de faire face à l’assemblée après avoir laissé passer un moment qui avait mis tout le monde mal à l’aise, hormis lui.
— Vous connaissez ce premier sonnet, professeur Sogliato ? Vous le connaissez « vraiment » ? Eh bien, il exerçait une véritable fascination sur Cavalcanti et il vaut d’être médité. En voici une partie :
» Écoutez bien comment Dante se sert de l’italien vernaculaire, de ce qu’il appelait la vulgaris eloquentia, l’éloquence du peuple :
Même les plus revêches des Florentins ne pouvaient résister à ces vers que l’harmonieux toscan du docteur Fell faisait vibrer sur les fresques murales. D’abord par ses applaudissements, puis par une acclamation extasiée, le cénacle lui octroya tous pouvoirs sur le palazzo Capponi, tandis que Sogliato enrageait dans son coin. Pazzi n’aurait pu dire si sa victoire avait réjoui le docteur, car il avait à nouveau le dos tourné. Mais son adversaire n’avait pas dit son dernier mot.
— Puisque c’est un tel expert de Dante, qu’il en parle donc devant le Studiolo ! lança-t-il en baissant la voix sur ce dernier mot, comme s’il venait de nommer le Grand Inquisiteur. Qu’il se présente à eux aussitôt que possible, vendredi prochain s’il le peut !
Ainsi baptisé en référence au cabinet de travail richement décoré du palazzo Vecchio où il se réunissait souvent, le Studiolo était un petit cercle d’implacables érudits qui avaient ruiné un nombre impressionnant de réputations universitaires. Se soumettre à leur jugement nécessitait une préparation de longue haleine et constituait une redoutable épreuve. Aussitôt, l’oncle de Sogliato se leva pour appuyer sa proposition, et son beau-frère réclama un vote dont sa sœur nota avec soin le résultat dans le compte rendu officiel : la nomination du docteur Fell était confirmée, mais celui-ci devrait obtenir le satisfecit du Studiolo pour conserver son poste.