La commission mixte avait donc un nouveau conservateur pour le palais Capponi et, comme elle ne regrettait pas du tout l’ancien, elle traita avec la plus grande désinvolture les questions que le policier en disgrâce avait à son sujet. Pazzi résista avec un stoïcisme admirable.
En homme de terrain chevronné, Pazzi avait passé cette disparition inexpliquée au crible du profit : qui aurait pu avoir intérêt à ce que le directeur d’un fonds culturel ne soit plus là pour occuper sa place ? L’ancien conservateur était un célibataire, un universitaire respecté, une personne discrète qui menait une vie bien réglée. Il avait quelques économies, rien d’exceptionnel. Tout ce qu’il possédait, c’était sa fonction et le privilège, qui en découlait: occuper un appartement au dernier étage du palais Capponi.
Pazzi avait maintenant sous les yeux son remplaçant, confirmé dans son titre par ce conseil des sages après un interrogatoire serré sur l’histoire ancienne de Florence et l’italien médiéval. Il avait déjà consulté son dossier de candidature et son certificat médical officiel.
Il alla vers lui tandis que les participants à la réunion se hâtaient de ranger leur porte-documents avant de rentrer chez eux.
— Docteur Fell ?
— Oui, commendatore ?
Le nouveau conservateur était mince, de petite taille. Les verres de ses lunettes étaient fumés dans leur moitié supérieure. Son costume sombre était remarquablement coupé, même pour Florence.
— Je me demandais si vous aviez déjà rencontré votre prédécesseur ?
Les antennes d’un policier expérimenté sont conçues pour capter dans chaque cas la fréquence du malaise, de la peur. Chez son interlocuteur, qu’il observait attentivement, Pazzi ne perçut qu’un calme absolu.
— Non, jamais. Mais j’ai lu plusieurs de ses contributions dans la Nuova Antologia.
Même fluidité que dans sa déclamation de Dante tout à l’heure. S’il y avait une trace d’accent étranger dans son toscan, Pazzi aurait été bien en peine de dire lequel.
— Je sais que les inspecteurs qui ont été chargés de l’enquête au début ont passé le palazzo Capponi au peigne fin. Pas le moindre message, pas la moindre note annonçant un départ ou un suicide. Au cas où vous tomberiez sur quelque chose, quoi que ce soit de personnel, même un détail anodin en apparence, vous m’appellerez?
— Bien entendu, commendatore Pazzi.
— Est-ce que ses affaires sont toujours au palais ?
— Rangées dans deux valises, avec un inventaire détaillé.
— J’env… je viendrai les prendre, alors.
— Vous serait-il possible de me prévenir par téléphone, dans ce cas ? De cette manière, je pourrai désenclencher le système de sécurité avant votre arrivée, ce qui vous évitera une perte de temps.
« Ce type est trop calme. Il devrait avoir un peu peur de moi, théoriquement. Et il me demande de le prévenir avant que je débarque chez lui … »
Son apparition devant la commission mixte n’avait pas été très gratifiante pour l’ego de Pazzi. Il fallait s’y résigner, mais maintenant il se sentait piqué au vif par l’assurance de cet homme. Il voulut répliquer par une flèche, à son tour :
— Euh, docteur Fell, est-ce que je peux vous poser une question personnelle ?
— Si tel est votre devoir, commendatore…
— Vous avez une cicatrice relativement récente à la main gauche.
— Et vous avez une alliance pratiquement neuve à la vôtre. La « Vita Nuova » ?
Le sourire du docteur Fell révélait des dents petites, très blanches. Sans laisser à Pazzi le temps de se remettre de sa surprise et de décider s’il devait se sentir offensé ou non, il leva sa main gauche en l’air.
— Syndrome du canal carpien, commendatore. Historien, c’est un métier à risques…
— Pourquoi ne pas l’avoir déclaré sur votre formulaire médical quand vous êtes venu travailler ici ?
— J’avais le sentiment que les seules blessures qu’il fallait mentionner étaient celles qui ouvrent droit à des pensions d’invalidité. Or je n’en perçois pas. Et je ne suis pas invalide, non plus.
— L’opération a eu lieu au Brésil, donc, votre pays d’origine ?
— Elle ne s’est pas passée en Italie, la Sécurité sociale italienne ne m’a rien versé, déclara le docteur avec la même conviction que s’il était persuadé d’avoir répondu à la question de Pazzi.
Il ne restait plus qu’eux dans la salle de réunion. Le policier avait déjà atteint la porte lorsque le docteur Fell le héla.
— Commendatore Pazzi ?
Il n’était plus qu’une silhouette sombre se découpant sur les portes-fenêtres. Derrière lui, le Duomo se profilait au loin.
— Oui ?
— Vous êtes un Pazzi de la famille Pazzi, je ne me trompe pas ?
— En effet. Comment le savez-vous ?
Il aurait très mal supporté que son interlocuteur se réfère aux articles que la presse lui avait à nouveau consacrés ces derniers temps.
— Vous ressemblez à l’un des hauts-reliefs de Della Robbia dans votre chapelle familiale à Santa Croce.
— Ah… C’est Andrea de’ Pazzi, en saint Jean Baptiste.
Il avait ressenti un bref mais plaisant soulagement dans l’amertume de son cœur.
En quittant la salle des Lys, sa dernière impression du docteur Fell fut l’extraordinaire immobilité que ce dernier savait observer.
Il allait bientôt connaître d’autres traits du personnage.
20
Qu’est-ce qui peut encore nous paraître choquant, endurcis comme nous le sommes par l’étalage incessant de l’impudeur et de la vulgarité ? Voilà une question pleine d’enseignements. Ou encore : qu’est-ce qui est encore capable de venir frapper la molle carapace de notre conscience malléable avec assez de force pour éveiller notre attention ?
A Florence, il y avait alors un exemple : l’exposition intitulée « Instruments de torture et d’atrocités », où Rinaldo Pazzi eut l’occasion de rencontrer à nouveau le docteur Fell.
Constituée de plus de vingt pièces historiques présentées avec une documentation très complète, cette exposition se tenait dans les murs austères du Forte di Belvedere, un bastion du XVIe siècle qui contrôle les remparts méridionaux de la ville depuis le temps des Médicis. Le public lui avait réservé un accueil enthousiaste qui avait surpris les organisateurs. La foule s’y bousculait dans un état d’excitation très palpable, une morbidité frétillante.
Prévue initialement pour un mois, l’exposition allait en durer six, attirant autant de visiteurs que la galerie des Offices et plus que le palais Pitti. Ses initiateurs, deux empailleurs véreux qui s’étaient jadis nourris des abats des trophées de chasse qu’ils étaient censés immortaliser, se retrouvèrent vite millionnaires. Ils partirent ensuite dans une tournée triomphale à travers l’Europe avec leurs effrayants appareils et leur smoking flambant neuf.
La majorité des badauds venaient en couple, profitant d’horaires d’ouverture très souples pour contempler les instruments de souffrance main dans la main et lire attentivement les notices qui détaillaient en quatre langues la provenance de chacun d’eux, ainsi que son mode d’emploi. Des illustrations de Dürer et d’autres artistes, complétées de croquis modernes, éclairaient la multitude sur des sujets tels que l’art d’administrer le supplice de la roue. On pouvait lire ainsi sur l’un des panneaux que « si les princes d’Italie préféraient voir leurs victimes broyées au sol par une roue cerclée de fer qui écrasait leurs membres sur des blocs de pierre disposés en dessous (comme représenté ici), la méthode la plus pratiquée en Europe du Nord était d’attacher le ou la condamné (e) à la roue, de lui rompre les os à coups de barre de fer puis de passer ses membres disloqués autour des rayons — les fractures ouvertes leur donnant la flexibilité requise -, tandis que le torse et la tête encore animée et hurlante demeuraient au centre. Cette dernière technique assurait un spectacle plus intense, qui pouvait cependant tourner court dans le cas où un fragment de moelle venait bloquer la circulation sanguine de la victime ».