Conformément à la règle, l’affiche produite par sa richissime victime, Mason Verger, encourageait tout informateur à contacter le FBI au numéro dûment indiqué. Les mises en garde d’usage sur le fait que Lecter pouvait être armé et dangereux n’avaient pas été omises non plus. Mais un téléphone privé était aussi indiqué, et la série de chiffres apparaissant juste au-dessus du paragraphe évoquait l’énorme récompense promise.
Le prix du billet d’avion entre Florence et Paris est totalement déraisonnable. Pazzi dut puiser dans ses économies pour le payer.
Il ne pensait pas que la police française pourrait lui donner un protecteur d’appels sans chercher à savoir pourquoi il en avait besoin, et il ne connaissait aucun autre moyen de s’en procurer. Dans une cabine téléphonique American Express, place de l’Opéra, il composa le numéro indiqué sur l’affiche de Mason Verger. La ligne serait surveillée, sans doute. Il se débrouillait en anglais, mais il était certain que son accent allait aussitôt trahir ses origines italiennes.
La voix qui répondit, masculine, américaine, était d’un calme impressionnant.
— De quoi s’agit-il, s’il vous plaît?
— Je pourrais avoir des informations concernant Hannibal Lecter.
— Oui ? Merci d’appeler. Vous savez où il se trouve actuellement ?
— Je crois, oui. La récompense tient toujours ?
— Certainement. Quelle preuve substantielle qu’il s’agit bien de lui avez-vous ? Vous devez comprendre que nous recevons énormément d’appels fantaisistes.
— Je peux vous dire qu’il a subi une opération de chirurgie esthétique au visage et qu’il s’est fait opérer la main gauche. Mais il peut encore jouer les Variations Goldberg au clavecin. Et il a des papiers brésiliens.
Un silence.
— Pourquoi n’avez-vous pas appelé la police ?J’ai l’obligation de vous y encourager, vous le savez ?
— Est-ce que la récompense est attribuable en toutes circonstances ?
— Elle sera versée pour des informations permettant son arrestation et sa condamnation.
— Mais est-ce qu’elle serait payable dans des circonstances… particulières ?
— Vous suggérez qu’il y aurait une prime pour la tête du docteur Lecter ? Pouvant être attribuée à une personne qui, disons, n’est normalement pas autorisée à accepter une récompense ?
— Oui.
— Nous poursuivons le même but, monsieur, donc je vous prie de ne pas raccrocher, le temps que je vous fasse une suggestion. Proposer une prime pour la mort de quelqu’un est contraire aux conventions internationales et aux lois des États-Unis. Ne raccrochez pas, s’il vous plaît. Puis je vous demander si vous appelez d’Europe ?
— Oui, et je ne dirai rien de plus à mon sujet, rien.
— Compris. Maintenant, écoutez-moi bien : je vous suggère de prendre contact avec un avocat afin de considérer avec lui la législation sur les primes, et je vous conseille de ne tenter aucune action hors de la légalité contre le docteur Lecter. Puis-je vous recommander un avocat? Il en existe un à Genève qui est un expert en la matière. Je peux vous donner un numéro d’appel gratuit, si vous voulez. Je vous encourage vivement à l’appeler et à lui parler en toute franchise.
Après avoir acheté une carte téléphonique, Pazzi passa sa deuxième communication d’une cabine du Bon Marché. Son interlocuteur avait un fort accent suisse, un ton sec et professionnel. L’échange dura moins de cinq minutes.
Mason était prêt à payer un million de dollars américains en échange de la tête et des deux mains du docteur Lecter. Il verserait la même somme pour toute information permet tant son arrestation. Et il débourserait le triple contre le docteur vivant, discrétion totale garantie, sans questions inutiles. L’arrangement prévoyait une avance de cent mille dollars, à débloquer dès que Pazzi aurait fourni une empreinte digitale du docteur Lecter, nettement identifiable sur un objet quelconque. Une fois cette vérification achevée, il pourrait aller constater la présence du reste de la somme en liquide dans un coffre numéroté en Suisse, à sa convenance.
Avant de quitter le Bon Marché pour repartir à l’aéroport, Pazzi acheta à sa femme un déshabillé en moiré pêche.
23
Que deviennent nos règles de conduite quand nous avons compris que les honneurs et la réputation ne sont qu’une écume éphémère, quand nous en sommes arrivés à penser avec Marc Aurèle que l’opinion des générations à venir ne vaudra pas plus que celle de nos contemporains ? Est-il possible de « bien » se conduire, alors ? En avons-nous le désir, même?
Rinaldo Pazzi, un Pazzi d’entre les Pazzi, l’inspecteur en chef de la Questura de Florence, était arrivé au point où il devait décider ce que valait son honneur, ou s’il est une sagesse plus durable qu’une aléatoire dignité.
De retour de Paris à l’heure du dîner, il se coucha tôt. Il aurait voulu demander conseil à sa femme, mais c’était impossible. Il puisa du réconfort en elle, cependant. Ensuite, il resta longtemps éveillé, bien après que la respiration de son épouse eut retrouvé un rythme apaisé près de lui. Il finit par renoncer à chercher le sommeil, se leva pour aller faire un tour et réfléchir.
La cupidité n’est pas un trait inconnu de l’Italie, et Rinaldo Pazzi en avait assimilé son compte dans l’atmosphère de son pays natal. Son avidité et son ambition naturelles avaient encore été aiguisées par son séjour en Amérique, une contrée où toutes les influences, y compris la mort de Jéhovah et le triomphe de Mammon, ont un impact plus immédiat.
Lorsqu’il sortit de l’ombre de la Loggia et s’arrêta sur la piazza della Signoria, là où Savonarole avait été brûlé, lorsqu’il leva les yeux vers la fenêtre du palazzo Vecchio tout illuminé à travers laquelle son ancêtre était allé à la mort, il croyait encore considérer son dilemme. Il se trompait : il avait déjà pris sa décision, petit à petit.
Nous aimons assigner un moment précis à nos résolutions ainsi, le processus nous paraît le résultat pertinent d’un raisonnement venu à maturation en temps voulu. Elles ne sont pourtant qu’un mélange d’émotions entrecroisées, plus souvent un amas confus qu’une somme réfléchie.
Pazzi avait déjà pris sa décision en s’embarquant dans l’avion pour Paris. Et encore une heure auparavant, quand son épouse n’avait été que conjugalement réceptive dans son déshabillé neuf. Et encore quelques minutes plus tard lorsque, étendu dans le noir et tendant la main pour lui caresser la joue avant de lui donner un tendre baiser, il avait senti une larme sous sa paume. A cet instant, sans le savoir, elle avait dévoré son cœur.
Quoi, les honneurs, à nouveau ? Une autre occasion de supporter la mauvaise haleine de l’évêque tandis que les silex sacrés mettraient à feu la fusée plantée dans l’arrière-train d’une colombe en tissu ? De nouvelles louanges venues de politiciens dont l’inspecteur ne connaissait que trop bien la vie privée ? Devenir aux yeux de tous « le policier qui a attrapé Hannibal Lecter » ? A quoi bon ? Dans sa profession, la reconnaissance ne durait jamais longtemps. Non, il valait mieux… le vendre.
L’idée le frappa de plein fouet, le laissant livide mais déterminé. Et, au moment où cet amoureux de la vision fit face à son destin, c’est deux parfums qu’il eut mêlés dans sa tête, celui de sa femme et l’effluve salé de la baie de Chesapeake.