« Vends-le. Vends-le. Vends-le. VENDS-LE ! VENDS-LE ! VENDS-LE ! »
Francesco de’ Pazzi n’avait pas frappé avec plus de frénésie quand, en 1478, il avait lardé de coups de poignard Giuliano sur le sol de la cathédrale et s’était blessé lui-même à la cuisse dans cet accès de rage sanguinaire.
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Le relevé d’empreintes digitales du docteur Hannibal Lecter est un objet de collection, voire même de culte. La carte originale est accrochée sous verre au mur du département d’identification du FBI. Conformément à la procédure prévue pour les personnes polydactyles, les empreintes du pouce et des quatre doigts adjacents se trouvent au recto et celle du sixième au verso.
Après son évasion, des copies du relevé ont circulé dans le monde entier. L’avis de recherche diffusé par Mason Verger en présentait un agrandissement assez net, avec les particularités assez bien signalées pour qu’un œil un tant soit peu entraîné puisse les reconnaître aussitôt.
Relever des empreintes simples n’est pas une tâche ardue. Pazzi, qui s’y entendait fort bien, aurait pu le faire pour établir une comparaison rapide et se donner ainsi la preuve définitive qu’il ne se trompait pas. Mais Mason Verger exigeait une trace fraîche, in situ, que ses experts mesureraient et analyseraient eux-mêmes. Verger avait déjà été abusé par de vieilles empreintes relevées des années plus tôt sur les lieux des premiers crimes du docteur Lecter.
Mais comment se procurer un objet manipulé par le docteur Fell sans éveiller sa méfiance ? Il était vital de ne pas l’inquiéter, car il n’était que trop capable de s’évanouir dans la nature, retirant ainsi sa dernière carte à Pazzi.
L’érudit quittait rarement le palais Capponi. La prochaine réunion de la commission des Beaux-Arts n’aurait lieu que dans un mois, trop de temps à attendre pour aller poser un verre d’eau à sa place… A toutes les places, même, car ce genre de petites attentions n’était pas dans les mœurs de l’auguste comité.
Dès lors qu’il avait décidé de vendre Lecter à Mason Verger, Pazzi était obligé d’agir en solitaire. Il ne pouvait se permettre d’attirer l’attention de la Questura sur le docteur Fell en demandant un mandat de perquisition au palazzo Capponi. Et le système de sécurité de l’édifice l’empêchait de s’y introduire par effraction pour y recueillir des empreintes.
La poubelle du docteur était bien plus propre et neuve que celles de ses voisins. Pazzi acheta un modèle similaire et alla interchanger les couvercles en pleine nuit. Mais la surface galvanisée n’était pas un support idéal pour cet exercice. En s’escrimant dessus jusqu’au matin, il n’obtint qu’un cauchemar pointilliste de traces indéchiffrables.
Quelques heures plus tard, les yeux rougis par l’insomnie, il entrait dans une bijouterie du Ponte Vecchio, où il fit l’acquisition d’un large bracelet en argent poli et du présentoir tendu de velours sur lequel il avait été exposé. Puis il se rendit dans le quartier des artisans, un labyrinthe de ruelles étroites derrière le palais Pitti au sud de l’Arno, et chargea un bijoutier de meuler le nom du fabricant sur la pièce. Quand l’homme de l’art lui proposa d’appliquer une couche de protection sur l’argent, il refusa.
Sollicciano, la prison de Florence sur la route de Prato, est une sinistre vision.
Au deuxième étage du bâtiment des femmes, Romula Cjesku, penchée au-dessus d’un grand bac à lessive, se savonnait énergiquement les seins. Elle se sécha avec soin avant d’enfiler une ample chemise en coton fraîchement lavée. Une autre Tsigane qui revenait de la salle des visites lui dit quelques mots en romani au passage. Une ligne minuscule se creusa entre les yeux de Romula, mais son beau visage conserva l’expression solennelle qui lui était coutumière.
A huit heures trente précises, comme le voulait le règlement, elle fut autorisée à franchir la grille intérieure. Mais, alors qu’elle approchait de la salle des visites, une matonne l’intercepta et l’entraîna dans un petit bureau au rez-de-chaussée de la prison. Là, au lieu de l’infirmière habituelle, c’était Rinaldo Pazzi qui tenait son bébé dans les bras.
— Bonjour, Romula.
Elle alla droit à lui et il lui tendit aussitôt le nourrisson. Le petit voulait téter, il cherchait son sein.
Pazzi lui montra du menton un paravent dressé dans un coin.
— Il y a une chaise derrière. On pourra parler pendant que tu lui donnes la tétée.
— Parler de quoi, dottore ?
L’italien de Romula était correct, de même que son français, son anglais, son espagnol et bien entendu sa langue maternelle, le romani. Elle s’exprimait sans affectation; mais tous ses talents de comédienne ne l’avaient pas empêchée de récolter ces trois mois de détention pour vol à la tire.
Elle passa derrière le paravent. Un sac en plastique dissimulé dans les langes du bébé contenait quarante cigarettes et soixante-cinq mille lires en coupures usées. Elle était confrontée à un choix : si le policier avait déjà fouillé l’enfant, il pourrait la prendre sur le fait quand elle sortirait la contrebande, et son régime privilégié lui serait supprimé. Elle réfléchit un moment, les yeux au plafond, tandis que son petit se nourrissait. Pourquoi ferait-il des histoires, après tout ? C’était lui qui avait l’avantage, de toute façon. Elle sortit le sachet et le cacha dans ses sous-vêtements. Sa voix résonna soudain :
— Tu enquiquines tout le monde ici, Romula. Les mères qui donnent le sein sont une perte de temps, en prison. Il y a de vrais malades dont les infirmières ont à s’occuper. Tu aimes ça, leur rendre ton enfant quand l’heure de la visite est terminée ?
Que cherchait-il, ce type ? Elle savait pertinemment qui il était : un grand chef, un Pezzo da noventa, un salopard avec un calibre 90.
Le job de Romula, son gagne-pain, c’était de scanner la rue. Faire les poches des passants n’était qu’une composante de cette activité. Elle avait trente-cinq ans, une solide expérience de la vie et des antennes aussi sensibles que celles de la plus grande des phalènes. En quelques secondes, elle l’avait jugé par-dessus le paravent. « Tout propret, monsieur le policier, avec son alliance et ses chaussures bien cirées. Il vit avec sa femme, mais il a une bonne qui connaît son métier, aussi. La preuve, le col de sa chemise repassé avec les baleines retirées. Portefeuille dans la poche intérieure de la veste, les clés dans le pantalon à droite, une liasse de billets à gauche, certainement retenus par un élastique. Entre les deux, sa bite. Mince, macho, une oreille un peu enflée, une cicatrice à la racine des cheveux, c’est un coup qu’il a reçu. Il ne va pas chercher à me sauter, autrement il n’aurait pas amené le bébé avec lui. Il n’a rien d’extraordinaire, mais il n’a pas besoin de se satisfaire avec des prisonnières, non, il n’a pas l’air… Mieux vaut ne pas croiser son regard noir, amer, pendant que le bébé tète. Pourquoi c’est lui qui me l’a amené ? Parce qu’il veut que je voie le pouvoir qu’il a, que je comprenne qu’il est très capable de me l’enlever. Qu’est-ce qu’il veut ? Un tuyau ? Je peux lui raconter tout ce qu’il voudrait entendre sur le compte d’une quinzaine de Tsiganes qui n’ont jamais existé. Bon, comment je peux me sortir d’ici, maintenant? Faut voir. Montrons-lui un peu de peau. »
Elle ne le quittait pas des yeux quand elle surgit de derrière le paravent, un croissant d’aréole suspendu au-dessus du visage du bébé.
— Fait chaud, là-dedans… Vous pouvez ouvrir une fenêtre ?
— Je peux encore mieux que ça, Romula. Je peux ouvrir la porte. Et tu le sais très bien.
La pièce est silencieuse. Dehors, la rumeur de Sollicciano telle une migraine permanente, obstinée.