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Pazzi lui avait certifié que ce type se garderait bien d’appeler la police, qu’il chercherait à s’esquiver au plus vite. D’ailleurs, aucune de ses victimes n’avait jamais tenté d’user de violence contre une femme embarrassée d’un nourrisson. Souvent, elles étaient persuadées que la main aventurée sous leur veste appartenait à quelqu’un d’autre, et dans le passé Romula n’avait pas hésité à dénoncer quelque passant innocent pour se tirer d’affaire.

Elle se mit à marcher, retira son bras de sa cachette, mais le garda dissimulé sous la prothèse et le bébé. Elle voyait sa cible approcher au milieu de la forêt de têtes, à moins de dix mètres maintenant…

Sainte Mère! Il venait de pivoter brusquement, il se fondait dans le flot de touristes qui s’écoulait vers le Ponte Vecchio. Il ne rentrait pas chez lui. Elle pressa le pas, bouscula les piétons, mais il avait trop d’avance. De loin, elle saisit le regard interrogateur que lui lançait Gnocco. Elle lui fit signe de la tête. Non. Son ami le laissa passer. Ce n’était pas à lui de fouiller les poches de l’inconnu.

Pazzi était arrivé à sa hauteur. Il parlait avec colère, comme si tout était de la faute de Romula.

— Retourne à l’appart’. Je t’appellerai. Tu as le laissez-passer pour circuler en taxi dans la vieille ville ? Bon, alors va! Va!

Il reprit son scooter et traversa le Ponte Vecchio en le poussant; dessous, l’Arno était aussi opaque que du jade. Il croyait avoir perdu le docteur mais non, il était là, sur l’autre rive, sous les arcades près du Lungarno. Il s’était arrêté un moment pour regarder le travail d’un peintre de rue, puis repartait à pas vifs et souples. Pazzi se dit qu’il se rendait à l’église Santa Croce. Il le suivit à distance dans la circulation cauchemardesque.

26

Siège des Franciscains de Florence, Santa Croce résonnait de huit langues différentes tandis que les hordes de touristes glissaient dans sa vaste pénombre à la suite des parapluies colorés de leurs guides et cherchaient à tâtons des pièces de deux cents lires qui leur permettraient d’éclairer, l’espace d’une précieuse et mémorable minute, les fresques sublimes des chapelles.

Venue de la vive lumière du matin, Romula dut s’arrêter près de la tombe de Michel-Ange le temps que ses yeux s’habituent à la demi-obscurité. Quand elle put découvrir la pierre tombale presque à ses pieds, elle sursauta, murmura « Mi dispiace ! » et s’éloigna en hâte. Pour elle, la cohorte de morts qui se trouvaient sous ce sol étaient aussi réels que les vivants qui le foulaient, et peut-être plus influents. Fille et petite-fille de chiromanciennes et de spirites, elle considérait les uns et les autres comme deux foules séparées par la vitre de la mort. Et ceux d’en dessous, plus vieux et plus sages, avaient incontestablement sa préférence.

Elle surveilla les alentours, guettant la présence du sacristain, un homme animé d’une haine farouche contre les Tsiganes, et trouva refuge devant le premier pilier sous la protection de la Madonna del Latte de Rossellino, pendant que le bébé cherchait à nouveau son sein. Pazzi, qui rôdait près du caveau de Galilée, vint la rejoindre à cet endroit.

Il désigna du menton le fond de l’église, de l’autre côté du transept, où projecteurs et flashs d’appareils photo — théoriquement interdits — se déchaînaient tels les éclairs d’un orage d’été sous les hautes voûtes, tandis que les compteurs consommaient en cliquetant les pièces de deux cents lires, parmi lesquelles se faufilait de temps à autre un jeton de casino ou un quarter australien.

A chaque illumination, le Christ renaissait et était à nouveau trahi, et les clous à nouveau enfoncés sur les fresques violemment éclairées puis rendues à leur pénombre étouffante, au sein de laquelle les pèlerins se bousculaient en tenant des guides de voyage dont ils ne pouvaient rien distinguer, dans les effluves de corps humains et d’encens cuits et recuits à la chaleur des lampes.

Sur le flanc gauche de la nef, le docteur Fell était au travail dans la chapelle des Capponi. Le principal lieu de culte de cette famille se trouve à l’église Santa Felicita, mais celle-ci, refaite au XIXe siècle, l’intéressait parce qu’elle lui donnait la possibilité de considérer le passé à travers la rénovation. Il était en train de frotter au carbone une inscription sur une pierre tellement usée que même un éclairage oblique n’aurait pu la rendre lisible.

En le surveillant avec un petit monoculaire, Pazzi découvrit pourquoi le docteur n’avait quitté son domicile qu’avec un sac à provisions vide : il gardait son matériel derrière l’autel de la chapelle. Un moment, il faillit donner congé à Romula, se disant qu’un des instruments porterait certainement des empreintes digitales et qu’il suffirait d’aller le prendre après le départ de Fell. Mais il se ravisa en constatant que celui-ci portait des gants en coton afin de ne pas se tacher les mains avec le carbone.

L’intervention allait être délicate, pour ne pas dire plus. La méthode de Romula était conçue pour l’espace ouvert de la rue. Mais une mère et son enfant dans une église… Rien ne semblerait moins inquiétant à un criminel. Oui, elle était la dernière personne qui puisse le faire fuir. Et s’il arrivait à l’immobiliser, il la remettrait au sacristain, voilà tout. Pazzi la tirerait d’affaire ensuite.

Certes, mais le docteur était un dangereux déséquilibré. Et s’il la tuait ? S’il tuait l’enfant ? Pazzi considéra deux questions, résolu à répondre sans détour. Au cas où elle semblerait courir un danger mortel, est-ce qu’il contre-attaquerait? Oui. Était-il prêt à risquer que Romula et le bébé subissent des blessures sans gravité pour obtenir son argent? Oui.

Il ne restait plus qu’à attendre le moment où le docteur retirerait ses gants et partirait déjeuner. Ils avaient amplement le temps de chuchoter tout en changeant de place dans le transept. Pazzi remarqua un visage qui ne lui était pas inconnu dans la foule.

— Qui est-ce qui te suit comme ça, Romula ? Mieux vaut me le dire tout de suite. Je l’ai vu à la prison, ce type.

— C’est un ami. Juste pour bloquer le passage si je dois m’enfuir. Il n’est au courant de rien, de rien du tout. Et c’est mieux pour vous, aussi : comme ça, vous n’avez pas à vous salir les mains.

Pour tromper l’attente, ils prièrent dans plusieurs chapelles. Romula murmurait des invocations dans une langue que Pazzi ne comprenait pas et lui-même avait une longue liste de vœux à adresser au ciel, qui concernaient notamment une certaine villa dans la baie de Chesapeake et une chose qu’il n’était pas convenable d’évoquer dans une église.

Les douces voix d’un chœur en train de répéter émergeaient du brouhaha général. Puis une cloche sonna, annonçant la fermeture de la mi-journée. Des bedeaux apparurent, secouant leurs trousseaux de clés, prêts à vider les boîtes à pièces.

Le docteur Fell abandonna le labeur qui l’occupait derrière une Pietà d’Andreotti, retira ses gants et renfila sa veste. Face au sanctuaire, une armée de japonais qui avaient épuisé leurs réserves de monnaie s’immobilisèrent dans l’obscurité, étonnés, ne comprenant pas encore qu’ils devaient dégager les lieux.

Pazzi donna un coup de coude à Romula. C’était inutile : elle savait que l’heure était venue. Elle déposa un baiser sur le crâne du bébé qui reposait dans le creux de son bras en bois.

Le docteur approchait. La foule allait l’obliger à passer devant elle. En trois longues enjambées, elle se porta à sa rencontre et se planta devant lui. La main bien levée pour attirer son regard, elle embrassa le bout de ses doigts et s’apprêta à déposer le baiser sur sa joue, son autre main cachée sous la robe en attente.