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Les deux de la Cadillac continuent à tirer par-dessus le toit. Le chauffeur a aussi un revolver, qu’il utilise de sa main libre. Celui installé à l’arrière a ouvert sa portière et attrape Evelda pour l’entraîner à l’intérieur avec le bébé. Elle a la sacoche avec elle. Ils visent toujours Hare et Bolton, puis les pneus arrière fument et la voiture part en trombe. D’un coup, Starling est debout, son bras suit la trajectoire de la Cadillac et elle loge une balle dans la tête du conducteur, près de la tempe. Le tireur de l’avant est touché deux fois, il tombe en arrière. Elle fait sauter le chargeur vide de son Colt et l’a remplacé par un neuf avant que l’autre ait touché le sol, sans quitter une seule seconde la voiture des yeux.

La Cadillac glisse contre la rangée de véhicules en stationnement sur le côté opposé, finit par s’immobiliser dans un fracas de tôles froissées.

Starling marche vers elle, maintenant. Le tireur de l’arrière est toujours perché sur la portière, les yeux fous, pesant des deux mains sur le toit pour tenter de dégager son torse coincé entre la Cadillac et la voiture contre laquelle elle est venue buter. Son arme glisse à terre. Des mains vides apparaissent par la fenêtre, un type sort de l’auto, le front ceint d’un bandana bleu en chiffon, il lève les bras en l’air et se met à courir. Starling ne lui prête aucune attention.

Des coups de feu à sa droite. Le fuyard bascule en avant, s’affale la tête la première, tente de ramper sous une auto. Des pales d’hélicoptère chuintent au-dessus d’elle.

Sous l’auvent, quelqu’un crie :

— Restez couchés, restez couchés !

Il y a des formes recroquevillées sous les étals. Sur la table à découper, le jet d’eau abandonné asperge le vide.

Starling se rapproche. On bouge à l’arrière de la Cadillac. La voiture oscille sur ses amortisseurs. On bouge, oui. Le bébé hurle, là-dedans. Une détonation. La lunette explose en mille morceaux.

Arme haute, Starling crie sans se retourner :

— Ne TIREZ pas ! Cessez le feu ! Surveillez la porte. Derrière moi, la porte du labo ! — Puis, baissant la voix : — Evelda ? — On bouge dans la voiture. Le bébé qui hurle encore. — Passez vos mains par la fenêtre, Evelda.

Elle sort, maintenant. Son enfant hurle toujours. Et les haut-parleurs de la criée qui continuent à beugler La Macarena. Evelda est dehors, elle marche vers Starling, sa belle tête baissée, ses deux bras autour du bébé.

Sur le sol entre les deux femmes, Burke est agité de soubresauts, de plus en plus faibles maintenant qu’il a perdu presque tout son sang. L’air de La Macarena tressaute à l’unisson avec lui. Quelqu’un a pu le rejoindre, pratiquement à quatre pattes, et s’est couché près de lui pour tenter de contenir son hémorragie.

Le revolver de Starling est pointé à terre à quelques pas devant Evelda.

— Montrez-moi vos mains, Evelda. Allez, s’il vous plaît, montrez !

Il y a une bosse sous la couverture du bébé. Avec ses nattes africaines et ses yeux sombres d’Égyptienne, elle relève la tête et fixe Starling.

— Ah, c’est toi, hein ?

— Ne faites pas ça, Evelda. Pensez à votre enfant.

— Viens qu’on échange nos jus, salope.

La couverture s’agite, l’air vibre. La balle de Starling traverse la lèvre supérieure d’Evelda Drumgo et lui explose la nuque.

Ensuite, elle tente de s’asseoir, avec une brûlure atroce sur le côté du visage et la respiration coupée. Et Evelda aussi est assise sur la chaussée, effondrée en avant sur ses jambes, le sang dégoulinant de sa bouche sur le bébé dont les cris sont étouffés par son corps inerte. Après avoir rampé jusqu’à elle, Starling s’escrime sur les fermetures poisseuses du harnais, puis elle retire le Balisong du soutien-gorge d’Evelda, fait jaillir la lame sans même le regarder et tranche les courroies. L’enfant est trempé de sang, tout glissant, Starling a du mal à le saisir.

Le bébé entre les mains, Starling relève la tête et jette un regard éperdu autour d’elle. Apercevant le tuyau qui continue à cracher sur la table à découper, elle court dans cette direction. D’un geste, elle balaie les couteaux et les entrailles pour déposer l’enfant sur la table et braque le jet impétueux sur lui. Un enfant noir étendu sur le formica blanc, parmi les lames et les déchets de poissons, la tête du requin à son flanc, lavé du sang contaminé de sa mère tandis que celui de Starling goutte sur lui et que l’eau emporte leurs deux sangs dans un torrent mêlé, aussi salé que la mer, exactement.

L’eau qui fuse, irisée d’un arc-en-ciel railleur qui annonce la Promesse divine, étendard étincelant au-dessus de l’œuvre de Son aveugle maillet. Et cet homme-enfant est intact, autant que Starling puisse le voir. Et La Macarena qui pulse dans les haut-parleurs, et une décharge de lumière qui l’aveugle, et l’aveugle encore, et encore, jusqu’à ce que Hare empoigne le photographe et l’entraîne au loin.

2

Une impasse d’un quartier prolétaire d’Arlington, en Virginie, peu après minuit. C’est une nuit chaude d’automne, la pluie a cessé il y a peu. Il fait lourd, malgré le passage de la dépression. Un grillon pousse sa chansonnette quelque part dans l’odeur âcre de la terre et des feuilles mouillées. Il se tait lorsqu’un grondement sourd l’atteint, le souffle puissant d’une Mustang cinq litres à pots chromés qui s’est engagée dans le cul-de-sac, suivie par une voiture de police. Les deux véhicules se garent dans l’allée d’une sobre maison en duplex. La Mustang vibre légèrement en passant au point mort, puis les moteurs s’éteignent. Le grillon attend un moment puis reprend son chant, le dernier avant l’arrivée des grands froids, le dernier de son existence.

Un marshal en uniforme descend de la Mustang côté conducteur. Il contourne l’auto pour ouvrir la portière à Clarice Starling. Elle apparaît à son tour. Elle a le front ceint d’un bandeau blanc qui retient un pansement au-dessus de son oreille. Des taches orangées de Bétadine parsèment son cou. Au lieu d’un chemisier, elle porte une blouse d’hôpital verte.

Le sac en plastique zippé qu’elle tient à la main contient ses effets personnels : des bonbons à la menthe et des clés, sa carte d’agent spécial du FBI, un chargeur d’appoint contenant cinq balles, une capsule de gaz paralysant. Dans la même main, elle a un ceinturon et un holster, vide.

Le marshal lui tend les clés de la Mustang.

— Merci, Bobby.

— Vous voulez qu’on entre un moment, Pharon et moi? Ou vous préférez que je fasse venir Sandra ? Elle attend mon appel. Je pourrais lui dire de passer vous tenir un peu compagnie. Vous en avez besoin…

— Non, merci. Ardelia ne va pas tarder à rentrer. Ne vous en faites pas, Bobby.

Le marshal rejoint son coéquipier dans la voiture de police, qui ne démarre qu’une fois Starling chez elle, en sécurité.

Dans la maison, la buanderie est baignée d’une chaude odeur d’assouplissant. Les tuyaux de la machine à laver et du sèche-linge sont fixés de place en place par des liens de sûreté en plastique que les policiers préfèrent désormais aux menottes en acier. Quand Starling dépose son sac sur l’un des appareils, les clés résonnent bruyamment sur la surface métallique. Elle retire une lessive de la machine, la transfère dans le sèche-linge, puis elle se dépouille de son pantalon de treillis, de sa blouse et de son soutien-gorge tachés de sang. Lorsqu’elle relance la machine, elle ne porte plus que des chaussettes, une culotte et un 38 spécial glissé dans un étui à l’aisselle. Son dos et ses côtes sont couverts de traces livides, son coude écorché. L’œil droit tuméfié.