Les lumières se rallumèrent soudain. Quelqu’un avait dû trouver une dernière pièce de deux cents lires. A l’instant où elle allait le toucher, elle regarda le docteur. Elle se sentit aspirée par le centre rougeoyant de ses yeux, un abîme glacial, immense, qui affola son cœur. Sa main recula pour aller couvrir le visage du bébé et elle s’entendit bredouiller : « Perdonami, perdonami, signore », puis elle tourna les talons et partit en courant pendant que le docteur restait à l’observer un long, long moment, jusqu’à ce que les projecteurs s’éteignent et qu’il redevienne une silhouette dans la lueur indécise des cierges. Enfin, à pas vifs et souples, il reprit son chemin.
Livide de colère, Pazzi trouva Romula penchée sur le bénitier. Elle était en train d’asperger d’eau bénite la tête du nourrisson, plusieurs fois, et ses yeux pour le cas où il aurait regardé le docteur Fell. Quand il découvrit l’expression hagarde qui déformait ses traits, les insultes et les malédictions se figèrent dans sa bouche.
Les pupilles de la Tsigane étaient énormes dans la pénombre.
— C’est… le Diable. Chitane, le Fils du Mâtin. Je l’ai vu, maintenant.
— Je te reconduis à la prison, lança Pazzi.
Romula contempla le visage de l’enfant et poussa un long soupir, un soupir d’abattoir, si profond et si résigné qu’il était affreux à entendre. Elle sortit le bracelet d’argent, le plongea dans le bénitier.
— Pas encore, dit-elle.
27
Si Rinaldo Pazzi avait résolu d’agir en représentant de la loi, il aurait pu arrêter le docteur Fell et vérifier rapidement s’il s’agissait bien de Hannibal Lecter. En une demi-heure, il aurait obtenu un mandat d’arrêt contre lui et toutes les alarmes du palazzo Capponi n’auraient plus servi à rien. De sa propre autorité, sans besoin d’une décision de justice, il l’aurait maintenu en garde à vue le temps d’établir sa véritable identité. En moins de dix minutes, ses empreintes digitales auraient été relevées et comparées au laboratoire de la Questura. Un test d’ADN serait venu confirmer l’identification.
Mais toutes ces ressources lui étaient désormais refusées. Dès lors qu’il avait décidé de vendre le docteur Lecter, le policier s’était transformé en chasseur de primes, en hors-la-loi solitaire. Même les nombreux informateurs auxquels il avait recours d’habitude n’avaient plus d’utilité, car ils s’empresseraient d’aller le dénoncer, lui…
Les déconvenues précédentes l’exaspéraient, mais il restait déterminé à aller jusqu’au bout. Il devait se débrouiller avec ces satanés Tsiganes.
— Est-ce que Gnocco le ferait si tu lui demandes, Romula ? Tu peux le contacter ?
Ils se trouvaient dans le salon de l’appartement transformé en poste d’observation, face au palazzo Capponi. Douze heures s’étaient écoulées depuis la débâcle à l’église. Une lampe posée sur une table basse éclairait la pièce à hauteur de la taille. Au-dessus, les yeux sombres de Pazzi scintillaient dans la demi-obscurité.
— Non, je m’en occupe moi. Mais sans le bébé. Et il faut que vous me don…
— Non. Je ne peux pas risquer qu’il te voie deux fois. Est-ce qu’il pourrait, Gnocco ?
Romula était assise, penchée en avant, ses seins lourds touchant ses cuisses sous sa robe bigarrée, la tête tout près des genoux. Le bras en bois était posé sur une chaise voisine. Dans un coin, l’autre femme, celle qui était peut-être sa cousine, berçait le bébé sur son ventre. Les rideaux étaient tirés. Quand il risquait un coup d’œil en les écartant à peine, Pazzi apercevait une faible lumière à un étage du palais.
— Mais je peux le faire ! Je peux changer d’allure et il ne me reconnaîtra jamais. Je peux le…
— Non.
— Alors Esmeralda.
— Non. — C’était la femme plus âgée qui avait répondu. Elle n’avait jusque-là pas prononcé un mot devant l’inspecteur. — Tant que je suis en vie, je m’occupe de ton bébé, Romula. Mais jamais je touche le Chitane.
Pazzi avait le plus grand mal à comprendre son italien. Il s’impatienta.
— Tiens-toi normalement, Romula ! Regarde-moi, regarde-moi dans les yeux. Est-ce que Gnocco le ferait à ta place ? Toi, tu retournes à Sollicciano tout à l’heure. Tu as encore trois mois à tirer là-bas. Et la prochaine fois que tu sors des cigarettes et de l’argent des langes de ton gosse, tu peux très bien te faire pincer… Tu me suis ? Rien que pour l’autre jour, quand j’étais là, il y aurait de quoi te coller six mois de plus. Et je pourrais aussi facilement obtenir qu’on te retire l’enfant. Mère indigne, on appelle ça. Mais si j’ai les empreintes, tu es libérée tout de suite, tu touches deux millions de lires et on efface ton casier judiciaire. Et je t’aide à avoir les visas pour l’Australie. Alors, est-ce que Gnocco le ferait pour toi ?
Pas de réponse.
— Tu sais où le trouver ?
Il souffla dans ses narines, excédé.
— Bon, d’accord, ramasse tes affaires. Ton faux bras, tu le récupéreras à la sortie, dans trois mois ou l’année prochaine. Le bébé, il va falloir le placer dans un orphelinat. La vieille pourra aller lui rendre visite là-bas.
— Mon fils dans un orphelinat, commendatore ? Mon…
Elle s’arrêta. Elle ne voulait pas prononcer le nom de son enfant devant cet homme. Elle resta un moment les deux mains plaquées sur son visage, sentant les deux pouls battre côte à côte contre ses lèvres. Puis, sans les retirer :
— Je peux le trouver, oui.
— Où ça?
— Piazza Santo Spirito. Près de la fontaine. Ils font un feu, il y a toujours quelqu’un qui a du vin.
— On y va ensemble.
— Non, vaut mieux pas. Vous feriez du tort à sa réputation. Esmeralda et le bébé restent ici : vous êtes sûr que je reviens, comme ça.
La piazza Santo Spirito, une jolie esplanade sur la rive gauche de l’Arno, s’encanaille à la nuit tombée. L’église, qui a fermé ses portes, reste plongée dans l’obscurité. Des rires, des cris et des odeurs de cuisine surchauffée montent de Casalinga, une trattoria très fréquentée.
Près de la fontaine, un petit feu de planches pousse ses flammèches. Une guitare tsigane, qui sonne avec plus d’enthousiasme que de talent. Il y a un bon chanteur de fado dans l’assistance. Lorsque les autres le découvrent, ils le poussent au milieu du cercle. Plusieurs bouteilles de vin se tendent vers lui pour qu’il s’humecte la gorge. Il commence par une complainte à propos d’un injuste destin, mais on l’interrompt, on réclame une chanson moins lugubre.
Roger Leduc, dit Gnocco, est assis sur la margelle du bassin. Il a fumé quelque chose, il a le regard vague. Pourtant, il repère Romula dès qu’elle apparaît derrière l’attroupement, de l’autre côté du feu. Après avoir acheté deux oranges à un vendeur ambulant, il la suit quand elle s’éloigne du groupe. Ils font halte sous un réverbère plus loin. Ici, la lumière est plus froide que celle des flammes, tachetée par les dernières feuilles d’un érable. Elle prend une nuance verdâtre sur les traits pâles de Gnocco, l’ombre des feuilles comme des traces de coups se déplaçant sur son visage. Romula le regarde longuement. Elle a posé une main sur le bras de son ami.
Telle une petite langue acérée, une lame jaillit de son poing. Il pèle les oranges, levant leur peau en un seul serpentin qui s’allonge vers le sol. Il lui offre la première, elle détache un quartier et le lui glisse dans la bouche pendant qu’il achève la deuxième.