Carlo n’était pas satisfait par les dispositions minutieuses que Mason Verger avait conçues. Il avait une grande expérience dans ce genre d’opérations, il avait même déjà donné un homme aux cochons vingt ans plus tôt, un soi-disant comte et ancien nazi qui imposait des relations sexuelles aux enfants d’un village toscan, filles comme garçons. Chargé de sa punition, il l’avait enlevé dans son jardin, à moins de cinq kilomètres de l’abbaye de Passignano, pour le livrer à cinq porcs d’une ferme en contrebas du Poggio alle Corti. La tâche n’avait pas été simple : il avait laissé les bêtes sans nourriture trois jours durant, le nazi se débattant sous ses liens, suppliant et noyé de sueur, les pieds passés dans l’enclos, et pourtant elles n’avaient pas été tentées par ses orteils frétillants, si bien que, non sans éprouver une pointe de remords de ne pas respecter à la lettre les clauses de son contrat, Carlo avait fini par gaver sa victime d’une savoureuse salade composée des légumes préférés des cochons, puis par lui couper la gorge afin qu’ils puissent se servir.
D’un naturel positif et enjoué, il était tout de même contrarié par la présence du réalisateur, qu’il considérait comme un vulgaire pornographe auquel il avait dû prêter, sur l’ordre de Mason Verger, ce beau miroir apporté d’un bordel dont Carlo était propriétaire à Cagliari.
Cet accessoire était une aubaine pour Oreste Pini, qui avait toujours eu abondamment recours aux miroirs dans ses films X, ainsi que dans le seul authentique « snuff movie » de sa carrière qu’il avait réalisé en Mauritanie. Ayant médité la mise en garde du constructeur collée sur les rétroviseurs de sa voiture, il avait compris depuis longtemps qu’un objet reflété dans une glace déformante paraît bien plus imposant qu’il ne l’est en réalité.
Selon les consignes de Verger, il devait filmer avec deux caméras, assurer une excellente prise de son et ne pas commettre la moindre erreur, car il n’y aurait pas de deuxième prise possible. Mason exigeait notamment un gros plan continu sur le visage.
Carlo, lui, était exaspéré de le voir tripoter ses appareils et d’entendre ses objections incessantes.
— Hé, soit tu restes planté là et tu continues à m’assommer avec tes caquetages de bonne femme, soit tu regardes l’entraînement et tu me demandes quand tu ne comprends pas quelque chose !
— Je veux le filmer, l’entraînement. Pas seulement le regarder.
— Va bene! Dans ce cas, finis d’installer ton merdier, qu’on commence !
Pendant qu’Oreste plaçait ses caméras, Carlo et ses trois silencieux adjoints entreprirent leurs préparatifs. Le réalisateur, qui n’aimait rien tant que l’argent, était toujours émerveillé de voir ce qu’il permettait d’obtenir.
Matteo, le frère de Carlo, avait ouvert un ballot de vieux vêtements sur la table à tréteaux qui longeait un des côtés de l’abri. Il y choisit une chemise et un pantalon tandis que Piero et Tommaso Falcione, deux frères également, approchaient une civière roulante qui avançait péniblement dans l’herbe et dont la couche était constellée de taches douteuses.
Plusieurs seaux de viande hachée et de fruits avariés, ainsi que des carcasses de poulets avec leurs plumes et une caisse remplie de boyaux de bœuf, attiraient déjà des essaims de mouches.
Après avoir étendu le pantalon de toile usée sur la civière, Matteo se mit à le bourrer de poulets morts, de viande et de fruits. Il répéta la même opération avec des gants en coton, cette fois avec une bouillie d’abats et de glands, en prenant soin de bien remplir chaque doigt, puis les installa au bout de chacune des jambes du pantalon. La chemise qu’il avait sélectionnée fut garnie de tripes et de boyaux, ses contours renforcés avec du pain rassis. Ensuite, il la reboutonna et glissa soigneusement les pans dans la ceinture. Une autre paire de gants « farcis » vint terminer les manches. Le melon qui faisait office de tête fut muni d’un filet couvert de viande hachée à l’endroit où la figure aurait dû se trouver, deux œufs durs plantés dedans en guise d’yeux. Le résultat final ressemblait à un mannequin désarticulé qui, sur sa civière, paraissait moins mal en point que certains adeptes du saut à l’élastique quand ils arrivent à l’hôpital. La dernière touche de Matteo fut de pulvériser un after-shave d’excellente marque sur la face du melon et sur les gants qui représentaient les mains.
Du menton, Carlo montra à Oreste le jeune assistant-caméraman qui se penchait dangereusement au-dessus de l’enclos avec sa perche de prise de son pour vérifier si le micro arriverait au centre.
— Dis à ta lopette que s’il tombe là-dedans, j’irai pas le chercher, moi…
Tout était prêt, enfin. Après avoir réglé la civière sur sa position la plus basse, pieds repliés, Piero et Tommaso la poussèrent devant le portail à double battant.
Carlo était allé chercher un magnétophone et un amplificateur dans la maison. Il possédait toute une collection de cassettes, qu’il avait pour certaines enregistrées lui-même lorsqu’il coupait l’oreille d’un kidnappé avant de l’envoyer par la poste à ses parents. C’était un fond sonore qu’il utilisait chaque fois qu’il nourrissait ses bêtes. Évidemment, il n’en aurait plus besoin lorsqu’une victime réelle allait offrir ses hurlements en direct.
Deux enceintes d’extérieur étaient fixées en hauteur sur les piliers de l’auvent. Le soleil brillait joyeusement sur la belle prairie qui descendait jusqu’à la forêt. Dans la quiétude de la mi journée, Oreste entendait un capricorne bourdonner sous le toit.
— Ça y est, toi ? lui lança Carlo.
Le cinéaste alluma la caméra fixée à son tripode.
— Giriamo ! cria-t-il à son assistant.
— Pronti !
— Motore !
La bobine tournait.
— Partito !
La bande-son était lancée.
— Azione !
Oreste donna un coup de coude à Carlo.
Le Sarde mit en marche son magnétophone. L’abri fut plongé dans un concert infernal de cris, de gémissements, de suppliques bredouillées. Le caméraman sursauta, puis se concentra sur son travail. C’était un accompagnement sonore qui glaçait le sang mais convenait parfaitement aux créatures en train de surgir du sous-bois, attirées par ces hurlements sonnant l’heure de leur déjeuner.
32
Un aller-retour à Genève dans la journée, pour voir l’argent.
L’avion pour Milan, un jet de l’Aérospatiale à la climatisation bruyante, entraîna sa cargaison d’hommes d’affaires dans le petit jour en train de se lever sur Florence et vira au-dessus des vignobles aux rangées bien espacées, qui offraient de la Toscane une image facile, digne d’une brochure d’agent immobilier. Il y avait quelque chose de choquant dans les couleurs du paysage, se dit Pazzi : les piscines neuves au pied des villas achetées par de riches étrangers n’étaient pas du bleu qui convenait. Pour l’inspecteur penché sur son hublot, c’était le bleu laiteux des yeux d’une vieille Anglaise, tout à fait déplacé dans le vert sombre des cyprès et l’éclat argenté des oliviers.
Le moral de Rinaldo Pazzi s’élevait en même temps que l’avion. Dans son cœur, il savait qu’il n’allait pas vieillir ici, à la merci des caprices de ses supérieurs, luttant pour durer jusqu’à la retraite.
Il avait eu terriblement peur que le docteur Lecter ne disparaisse après avoir tué Gnocco. Quand il avait à nouveau aperçu sa lampe de travail allumée dans la chapelle de Santa Croce, il avait ressenti comme une rédemption. Son ennemi était toujours là, et il se croyait en sécurité.